L’homme, ville ouverte

Régine Detambel, La Splendeur, Actes Sud, 2014

Il est médecin, mathématicien, astrologue, inventeur à une époque où les disciplines de l’âme et de l’esprit n’ont pas encore pris leur chemin bordé de hauts murs. Elles s’interpellent, se croisent, se questionnent. Les mots en –isme ne se sont pas encore démultipliés. La splendeur catholique se lézarde sous l’effet des réformateurs soucieux du seul Livre. Les premiers livres imprimés circulent. André Vésale secoue l’héritage antique de Claude Galien. Nicolas Copernic remet Terre et Soleil à leur place. Christophe Colomb et Amerigo Vespucci élargissent le monde. Girolamo Cardano naît à Pavie en 1501. En 1501, l’Italie est la patrie de l’Homme. C’est fou ce qu’on peut y apprendre : l’art de l’athéisme, l’art de l’épicurisme, l’art du putanat, l’art du poison, l’art de la sodomie et j’en passe. Donc naître italien est le rêve de toute intelligence européenne. Usant de tous les ors de l’écriture, Régine Detambel fait un très beau portrait de ce penseur dans son siècle.

L’intrépide biographe s’adjoint les voix de Girolamo et de son démon… protecteur, tentateur, criquet, ange, bonne fée, muse, double intérieur qui l’observe, avec lequel il dialogue. Les voix se brouillent un peu, les sources ne sont pas simples à figer, mais on ne perd pas le fil d’une vie racontée dans sa chronologie. Né avec une toison noire sur la tête, l’indice d’une naissance protégée, Girolamo meurt à 74 ans. Une vie à écrire ce qu’il apprend, élabore, croit. Le médecin Charles Spon (1609-1684) réunira l’œuvre en dix volumes (1663). Pour le plaisir du butinage : Vol 1 sur sa vie, Vol 2 sur les adversités, la nature, Théon, les secrets, les éléments, les éclairs, Vol 3 De subtilitate, De rerum varietate, Vol 4 sur les propriétés des nombres, Vol 5 sur l’astronomie, l’astrologie, Vol 6 sur la médecine, Vol 7 sur la nourriture, Vol 8 et 9 sur Hippocrate, Vol 10 sur la philosophie, la morale, les inventions, la musique, l’arithmétique, l’anatomie, l’homme civilisé, les animaux, les plantes, les maux surprenants, etc. (je m’essouffle mais on aura eu un aperçu). Le tout ou presque mis, en son temps, à l’index des livres interdits par l’Église catholique.

J’ai eu bien des malheurs, c’est vrai, et il serait stupide de penser que je désirerais souffrir une fois encore la mort abominable de mon fils aîné, la lâcheté de mon cadet, la stérilité de ma fille, mon impuissance sexuelle, les luttes, les accusations, les maladies, les dangers, les poisons, la prison, l’injustice. Et pourtant, je ne regrette rien parce que jamais l’activité de ma pensée ne m’a rendu un seul jour malheureux. Quand je sens à ce point que mon être tout entier participe de la divinité, je suis joyeux comme si j’avais encore cent mille ans à vivre. Ainsi se présente Girolamo Cardano, siège d’explosions de pensée qu’il nomme splendeurs.

L’homme fascine par son élan mystique vers l’acte de penser, créateur et ouvert sur l’infini. L’arithmétique est une joie. Durant une messe, il chuchote à son père qu’il est capable de calculer la hauteur du dôme via la durée d’oscillation des bougeoirs suspendus à la voûte. Les énigmes le passionnent, y compris celle de l’avenir. Féru d’astrologie, il a des prétentions de voyant. À 8 ans, il prévient son précepteur qu’il le voit sur un gibet. Arrêté la semaine suivante, celui qui lui a enseigné calcul et grammaire, est torturé puis pendu. Bon d’accord, la chose est courante à l’époque mais Girolamo est conforté dans sa croyance. À 16 ans, plongé dans Métaphysique d’Aristote, il ronronne de joie, reçoit alors de cette chose alerte comme un moulin une immense bouffée d’euphorie (…) Jusqu’à la fin de sa vie, il sera convaincu d’avoir été un beau jour revivifié par Aristote.

Puis c’est la découverte de la médecine via la dissection en amphithéâtre. Il y a une vie après le gibet… Il la pratiquera comme elle se pratique à l’époque, serpentant entre expérience, curiosité et fantaisie. La bardane sur les furoncles, l’aubépine sur les infarctus, et l’ail pour tout. Mais le docteur Cardono préférera toujours obstinément les livres à la chair. Comme il préférera les livres, lus et écrits, à la vie ou plutôt ne concevra la sienne que par eux. Un air de famille avec un autre Jérôme, le saint, carburant aux mots et aux idées. Sûrement l’effet de son génie que R. Detambel définit joliment. Il trouve des encyclopédies à composer dans chaque pierre du chemin et dans chaque pavé de la rue qu’il arpente. (…) S’il est obscur, c’est qu’il veut dire des vérités pour lesquelles la langue humaine, même sous sa plume hautement inspirée, n’est guère équipée.

À la fin de sa vie, le libre penseur doit rendre des comptes à la toute puissante Église. On lui reproche son thème astral de Jésus-Christ (né capricorne, signe de terre… on n’en sait pas plus avec La Splendeur mais ça devait être intéressant) et de façon générale le peu d’importance accordée dans son œuvre aux Pères de l’église et autres saints du calendrier quand penseurs grecs et philosophes païens y sont complaisamment cités. Girolamo sait se battre avec les mots. Un as de la controverse. Il a le don de tout montrer sous un jour nouveau. Il sait comment un mot peut changer toute une phrase. Il n’est pas condamné. Pie V le sauve. On ne saura jamais pourquoi. Les voies du seigneur… À en tomber sur le cul. Sans doute avait-il autrefois guéri de son prurit vaginal l’une des putains de la curie, s’amuse la biographe. Et nous avec. Lecture vivifiante, drôle, pleine d’audace et du plaisir de découvrir faits, histoires pour reconstituer un homme à l’image de celui de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci. Des proportions inspirées du savoir architectural antique. L’homme ouvert, au centre, une perfection. Girolamo l’a cherchée dans les livres et la pensée, passant à côté d’une vie, la sienne. Sans doute les lois mystérieuses de la géométrie…

J’ai puisé le titre de cette chronique dans La Splendeur.  Avec sa jouissance du mot, de l’association et de l’image, R. Detambel est conteuse d’un siècle ensorcelant, brutal, fécond, naïf, curieux, inventif, explosif. Et son Jérôme italien dit tout ça presqu’à lui seul.

Née en 1963, formatrice, conférencière sur le livre et la lecture, Régine Detambel est l’auteur d’une œuvre abondante et éclectique (romans, formes brèves, essais). Dernier titre paru (mai 2018) : Platine, inspiré de l’histoire de Jean Harlow.

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