Archives de catégorie : Romans, nouvelles, etc.

(Ex)pulsions

De la famille, Valério Romão, traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues, Chandeigne, 2018

Dans l’élégante bibliothèque Gulbekian, il y avait cette semaine une lecture-conférence sur De la famille, recueil de nouvelles de Valério Romão, fraîchement édité par Chandeigne. Invités à lire et s’exprimer, l’auteur et la traductrice. Lectures alternées d’extraits en portugais et en français puis questions. Valério Romão répond avec un aplomb doux, séduisante pensée, tranchante et sereine. Elisabeth Monteiro Rodrigues parle avec retenue, parfois résistance, de son travail de traductrice, particulièrement difficile sur le texte, la langue de V. Romão, phrases longues dont il faut saisir et garder le rythme, images frappantes à transposer. Onze nouvelles, une écriture qui fouille, se déploie et circule dans les méandres surréalistes de la famille. Un enchantement.

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Raconte-moi

et filii, Patrick Da Silva, Le Tripode, 2018

Toute rencontre avec un livre a son histoire. Le 30 janvier dernier, je me rends à la librairie Delamain, 155 rue Saint Honoré, métro Palais royal. Devant, la Comédie française, derrière, le Louvre. Concentré d’art, de culture, d’histoire, de Paris. Y est invité Patrick Da Silva, auteur de Au cirque, emporté sur l’île. Au programme, lecture d’extraits de ses deux derniers textes, Les pas d’Odette et et filii. Tout ce petit monde publié par le Tripode. Autour de 60 ans, solide, posé, P. Da Silva, s’assied face au public. En main, un petit livre rose (Les pas d’Odette) qu’il n’ouvrira pas. Il sait son texte par cœur. Belle voix grave, lenteur de l’élocution. Si comme dans un jeu d’enfant, j’avais compté, je serais allée jusqu’à trois avant d’être emportée. Oubliés la librairie Delamain, la Comédie française, le Louvre, le Palais royal et Paris, balayés par la voix du conteur.

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Des absentes au goût d’absinthe

Minuit en mon silence, Pierre Cendors, Le Tripode, 2017 // Une autre Aurélia, Jean François Billeter, Allia, 2017

Ce sont deux textes courts, une centaine de pages chacun. Je les ai lus rapprochés dans le temps et je les ai rapprochés autrement. Chacun est centré sur une absente, une absence. Dans Minuit en mon silence, un jeune soldat allemand, avant de repartir au front avec la certitude d’y mourir, adresse une lettre d’amour à une jeune Else rencontrée avant la guerre à Paris. La lettre est datée du 28 septembre 1914. Dans Une autre Aurélia, Jean François Billeter, 78 ans, recense sous la forme d’un journal serré, ses impressions après la mort de sa femme, Wen, le 9 novembre 2012. Deux femmes aimées qui s’éloignent, deux hommes qui formulent leur solitude, deux jeux d’aller-retour entre présence et absence, deux textes d’une grande densité émotionnelle.

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Symptôme : attachement excessif au passé

Ernesto, Umberto Saba, traduit de l’italien par René de Ceccatty, Le Seuil, 2010

Umberto Saba dans une rue de Trieste (1951)

En 1953, le grand poète italien Umberto Saba est malade, déprimé, hospitalisé, il a 70 ans quand il écrit Ernesto. Il n’est pas sûr d’arriver au bout. Il en lit des passages autour de lui, au médecin, à quelques visiteurs, tout en prenant beaucoup de précautions sur le sort à réserver au manuscrit. Il écrit à sa fille en ce sens (le mettre sous clé après lecture, ne pas le faire lire à plus de trois personnes, le lui rendre après lecture). Ernesto semble ne rien avoir à voir avec cette fin de vie fatiguée, méfiante. C’est le récit d’une éclosion, l’aube d’une sexualité, l’audace insouciante d’un jeune homme de 17 ans à l’extrême fin du XIXe siècle, à Trieste.

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Pauvreté et lumière

Nous sommes tous innocents, Cathy Jurado-Lécina, Aux forges de Vulcain, 2015

J.B. Millet, « Délicate étude Paysan nourrissant ses poules », dessin à la mine de plomb, vers 1880

Un extrait pour commencer, large, généreux. Comment dire la belle langue autrement qu’en la citant, largement, généreusement ?

Trop tard : la lame a tranché net la peau de son index, juste au-dessus de l’articulation. La douleur acide le surprend là où il ne l’attendait pas. Un pincement au niveau de la gorge, un gros noyau de sanglots retenant le cri, le confinant dans sa poitrine où il fait un raffut d’enfer. Puis le sang afflue, gouttant sur la chair pâle et humide des légumes, le long des pelures violacées, sur la planche de bois. Éclat du sang sur la nacre du navet.

– T’as encore passé trop de temps sur les livres, Jeannot. Voilà le résultat. T’es en train de nous barbouiller la soupe, là, avec ton sang de cochon. Pousse-toi que je m’y mette et donne ce couteau. Allons ! Va donc t’enturbanner ça avec un linge.

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Histoire d’un décollement

Une chance folle, Anne Godard, Minuit, 2017

L. Fontana, « Concetto speziale, Attesa », 1965. La toile lacérée ouvre une troisième dimension.

Certaines écritures accumulent, édifient, représentent le monde, d’autres dénudent, déplient, déblaient. Les unes ajoutent, les autres soustraient. Celle d’Anne Godard est de celles-ci. Elle se glisse dans les interstices, les gratte, les révèle. L’écriture est investie d’une mission, accoucher d’une langue unique (Pour pouvoir respirer et que ma langue soit la mienne seulement, et non cette viande fibreuse que j’aurais remâchée sans jamais l’avaler). Une chance folle est un récit d’enfance et d’adolescence. Magda, la narratrice part de la trace (le début n’est pas au commencement, ça commence toujours par la fin, c’est-à-dire par la trace de ce qui s’est passé longtemps avant), et remonte dans les anfractuosités de l’être, de la famille. Gravement brûlée toute petite fille, Magda explore, à partir de cette cicatrice-origine.

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Où commence la littérature ?

Le Grand Paris, Aurélien Bellanger, Gallimard, 2017

Peu après son arrivée de Pologne en France, en 1971, Eustachy Kossakowski photographie les 159 panneaux marquant l’entrée dans Paris (Musée Nicéphore Niepce, Châlon-sur-Saône). Ces photographies ont été présentées dans l’exposition « Six mètres avant Paris » au Mac Val (avril 2017).

Hors la mention roman imprimée sur la couverture ivoire de la célèbre collection de Gallimard, qu’est-ce qui fait du Grand Paris signé Aurélien Bellanger un roman ? La question m’a travaillée durant 476 pages. Au-delà du genre dans lequel classer un texte, il y a la question de ce qui fait littérature, sa germination, son éclosion dans un texte, ce dernier en devenant véritablement porteur.

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Qui va à Sein en revient

La grande panne, Hadrien Klent, Le Tripode, 2016

Et si un nuage de graphite, minerais hautement inflammable au contact d’une ligne électrique, nous arrivait d’Italie, comment réagirait le pouvoir politique français ? Il opterait pour la grande panne, tout couper plutôt que subir de petites pannes isolées décidées par le vent. Tel est le point de départ du roman signé Hadrien Klent. Souvenirs croisés de deux nuages, réels, celui de Tchernobyl célébré en 1986 pour son respect des frontières françaises et celui échappé du volcan islandais Eyjafjöll en 2010 qui vida un temps l’espace aérien européen. En 24 ans, la réponse politique a évolué, passant du mensonge d’État au principe de précaution. Ne rien dire ou trop en faire, deux bornes entre lesquelles navigue le pouvoir.

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Et si j’écrivais un roman américain ?

La disparition de Jim Sullivan, Tanguy Viel, Minuit, 2013

Portrait du chanteur Jim Sullivan (1940 – 1975) dormant avec son chien

Publié depuis 1998 aux Éditions de Minuit (maison dont la production littéraire est particulièrement homogène et d’une certaine façon, française, je sais que c’est un peu raccourci, mais j’y reviendrai au besoin dans un commentaire), Tanguy Viel annonce d’emblée qu’il a envie d’écrire un roman américain. Le professeur de littérature comparée à l’université de Paris-Sorbonne qui sommeille en vous, se demande peut-être ce que cela peut bien vouloir dire écrire un roman américain quand on est français. Enquête.

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Bovary à Empant-sur-Nive

La condition pavillonnaire, Sophie Divry, Éditions Noir sur blanc, 2014

Chose annoncée, chose faite, j’ai lu La condition pavillonnaire, roman de Sophie Divry. Le titre sonne comme un essai. Je pense à La condition pénitentiaire, écrit par deux philosophes, Toni Ferry et Dragan Brkic (2013), sur les traitements corporels de la délinquance. Dans le roman aussi, il est question d’enfermement.  Celui de M.A. dans sa condition de femme. Durant plusieurs pages, j’ai pensé à La femme gelée d’Annie Ernaux. J’avais même l’impression gênante que le texte d’A. Ernaux faisait de l’ombre à celui de S. Divry, qu’il le dominait. Et puis La condition pavillonnaire a pris le large, créant son propre sillon… et elle a rejoint l’île.

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