Archives de catégorie : Variations biographiques

Au pays des ânes et des ânesses

Natalia Ginzburg, Les mots de la tribu (traduit de l’italien par Michèle Causse, Grasset, 1966) et Les petites vertus (traduit par Adriana R. Salem, Ypsilon, 2021)

Dans Les mots, Sartre raconte sa famille comme un creuset dans lequel les mots sont venus au petit Jean-Paul, lecteur, écrivain. Dans Les mots de la tribu, Natalia Ginzburg raconte sa famille par les mots qui y avaient cours, phrases répétées par le père, la mère et les autres. Ce petit corpus de toutes les familles, plus ou moins riche, plus ou moins célébré, plus ou moins sacré. Expressions, phrases, comme des bornes hérissées sur le territoire de l’enfance. Souvenirs totémiques plus vibrants (on réentend la voix de celle ou celui qui les disait) que des objets transmis par héritage.

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Les galeries de Sebald

Les Émigrants, W. G. Sebald, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 1999

Dans Le Terrier, Kafka fait parler un animal vivant dans les boyaux qu’il a creusés, spéculant sur l’intrusion d’ennemis extérieurs ou intérieurs, travaillant l’architecture de son ouvrage souterrain, et y goûtant une paix. Figuration de l’être humain dans sa nudité extrême, de l’écrivain et son œuvre, les lectures se superposent sans s’exclure. Les Émigrants sont un terrier avec galeries, ramifications, endroits fouillés, histoires enchâssées. Quatre récits titrés d’un nom d’homme, Dr Henry SelwynPaul BereyterAmbros AdelwarthMax Ferber. Chacun, d’origine allemande ou lituanienne, a émigré au Royaume-Uni, en France ou aux États-Unis au début du XXe siècle. Exils pour plusieurs d’entre eux liés au fait d’être Juifs. Le mot récit dans ce qu’il suppose de très conduit, n’est peut-être pas le bon. Plutôt l’impression d’avoir parcouru des galeries ombreuses, échappant au narrateur lui-même, magnifiques de douceur et de gravité.

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La guéparde

La séparation, Sophia de Séguin, Le Tripode, 2019

Je regarde ce guépard d’Aloys Zötl (1803-1887), teinturier autrichien qui peint un bestiaire auquel Julio Cortázar et André Breton rendirent hommage. L’animal tacheté fixe un point hors cadre, griffes des pattes avant bien visibles. Corps calme, il guette. Couleurs et formes se fondent dans une douceur éteinte. Tout semble se concentrer dans l’œil hypnotisé hypnotisant de l’animal. Sa lueur blanche convoque un hors-champ par nature inconnu. Le journal intime est de cet ordre, fouiller ce qu’on a sous les yeux chaque jour, le mettre à nu pour soi, et le cacher au monde. Jusqu’au jour où on le publie. 

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Défier la sédentarité des lecteurs

Le détour, Luce d’Eramo, traduit de l’italien par Corinne Lucas Fiorato, Le Tripode, 2020

Commencé avant le confinement, terminé pendant. Livre à la frontière, dedans, dehors. Livre qui laisse une marque, incertaine, confuse, forte. J’ai entendu une voix, celle d’une femme, décidée à se souvenir, qui s’y reprend pour raconter, faire remonter le passé, pas seulement pour en rendre compte, mais aussi pour y croire elle-même, édifier quelque chose d’elle-même en le travaillant avec son présent et par l’écriture. Italienne, née à Reims, Luce d’Eramo a 13 ans quand elle quitte la France, en 1938, pour rentrer avec ses parents en Italie. Famille fasciste (le père devient sous-secrétaire d’État de la république de Salò en 1943). Elle en a 19 quand elle décide d’aller voir par elle-même ce qui se passe dans les camps nazis. On raconte tant d’histoires. Elle part, portraits de Mussolini et d’Hitler dans son petit bagage, s’engage comme ouvrière volontaire en Allemagne. Le détour est la somme agitée et vivante de ces remémorations.

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Le collectionneur

Vies multiples, Être soi, et un autre… et plusieurs, Michéa Jacobi, Éditions La Bibliothèque, 2019

L’entreprise est démesurée, gourmande, sensuelle, érudite, amusée, monomaniaque, plurielle. Michéa Jacobi collectionne les textes et les images, colle, associe, écrit, dessine, range tout ça dans l’ordre alphabétique, a la manie de cet ordre immotivéeuphoriquequi fait la gloire du langage (Barthes). Et comme d’autres les timbres ou les papillons, il collectionne les vies qu’un éditeur épingle dans des livres, regroupées. Le critère de classement est un trait, une activité humaine. Après les marcheurs (Walking class heroes, réédité par le Tripode ce mois-ci), ceux qui aiment (Xénophiles), renoncent (Renonçants), rêvent (Songe à ceux qui songèrent), jouissent (Jouir), voici ceux qui eurent plusieurs vies. Six livres sont nés, vingt titres sont à paraître, puisque chacun est aussi lié à une lettre de l’alphabet (W comme walking…, X comme xénophiles… bon, vous avez compris). Et chaque titre est la galerie de 26 portraits, ce qui nous fera, la publication achevée, un total de 676 vies. Voilà pour le dispositif d’édition nommé Humanitatis elementi. Je n’ai fait qu’évoquer certains titres,  ou , et puis Vies multiples, par la délicieuse mise en abyme qu’il ouvre, m’a donné envie de cerner un peu plus le collectionneur Jacobi.

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Dessine-moi un fantôme

Le guetteur, Christophe Boltanski, Stock, 2018

Photographie de famille chinée à Arles, été 2018, auteur et guetteur inconnus

Faire le portrait d’une mère morte à laquelle on n’a finalement prêté que peu d’intérêt, surtout à la fin. Culpabilité, plaisir de donner naissance par ses propres mots à celle qui nous a donné naissance, curiosité née de découvertes posthumes, envie de prolonger une entreprise d’écriture maternelle avortée… Christophe Boltanski a sûrement été guidé par un peu tout ça. Et puis, il y a un truc dans cette famille, c’est la famille justement. Plusieurs membres sont connus, le père, Luc, sociologue adepte un temps de Bourdieu, l’oncle, Christian, plasticien. Et la famille qui est un thème de création pour Christian, travaillant sur la mémoire, l’autobiographie, pour Christophe, auteur de La cache, histoire de cette famille Bolt, son caveau d’encre et de papier. L’inépuisable de la famille.

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L’homme, ville ouverte

Régine Detambel, La Splendeur, Actes Sud, 2014

Il est médecin, mathématicien, astrologue, inventeur à une époque où les disciplines de l’âme et de l’esprit n’ont pas encore pris leur chemin bordé de hauts murs. Elles s’interpellent, se croisent, se questionnent. Les mots en –isme ne se sont pas encore démultipliés. La splendeur catholique se lézarde sous l’effet des réformateurs soucieux du seul Livre. Les premiers livres imprimés circulent. André Vésale secoue l’héritage antique de Claude Galien. Nicolas Copernic remet Terre et Soleil à leur place. Christophe Colomb et Amerigo Vespucci élargissent le monde. Girolamo Cardano naît à Pavie en 1501. En 1501, l’Italie est la patrie de l’Homme. C’est fou ce qu’on peut y apprendre : l’art de l’athéisme, l’art de l’épicurisme, l’art du putanat, l’art du poison, l’art de la sodomie et j’en passe. Donc naître italien est le rêve de toute intelligence européenne. Usant de tous les ors de l’écriture, Régine Detambel fait un très beau portrait de ce penseur dans son siècle.

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J’ai rencontré Philippe Lançon

Le lambeau, Philippe Lançon, Gallimard, 2018

Un ami m’avait proposé d’aller le 15 mai dernier, Au Dauphin, librairie de la rue de Bourgogne, pour y rencontrer l’auteur. Sa présence était exceptionnelle, Philippe Lançon ayant refusé toute signature dans d’autres lieux parisiens. Rencontrer l’auteur, pourquoi pas, je le fais parfois, j’aime écouter lire, si c’est bien fait. Allait-il le faire ? Le pouvait-il ? Le savait-il ? En aurait-il envie ? Je n’avais pas encore lu Le lambeau, en discuter n’aurait pas été possible. Je n’y suis pas allée. Mon ami m’a rapporté un livre sobrement dédicacé Pour Isabelle, Le lambeau, en toute sympathie, Philippe Lançon. J’ai très vite été prise par le récit. Dans le métro, un homme m’a interpellée, insistant, m’obligeant à lever les yeux, les siens désignant le livre ouvert dans mes mains. C’est bien ? Tout à coup très émue, j’ai dit : extraordinaire ! Puis il est parti dans une banale diatribe sur Charlie, ceux qui étaient contre, étaient devenus pour et son côté les-gens-sont-vraiment-trop-cons-mais-je-ne-m’y-laisse-pas-prendre m’a énervée. Il ne me restait plus qu’une station avant de renouer avec celui qui avait été défiguré le 7 janvier 2015.

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L’aube enflammée de l’écrit

Le démon de saint Jérôme, L’ardeur des livres, Lucrèce Luciani, La Bibliothèque, 2018

Saint Jérôme dans son cabinet d’étude, Colantonio, vers 1445-1450 (Musée di Capodimonte, Naples)

Avant, je rangeais mes livres, verticalement, selon un ordre explicite, dans un endroit unique, nommé bibliothèque. Aujourd’hui, ça dépend. Parfois, mes bureaux, meuble et espace, en sont couverts, piles inégales, entassements qui ne parlent qu’à moi. En désordre, à portée de main, ils témoignent de plaisirs passés ou en promettent de nouveaux. Parfois, insupportée par l’invasion, je reprends la main. Je range. Je retrouve la couleur du plancher, mes rayonnages, un air sage et mon chat, la douce chaleur de l’ordinateur. Une longue guerre est engagée avec les livres, alternance de combats et de trêves, de plaisirs (ce qu’ils ouvrent, confortent, apaisent) et de rages (les mauvais livres dont on se débarrasse, l’infini de ceux qu’on ne pourra lire, l’oubli de ceux qu’on a aimés). Je lis plusieurs livres à la fois, picore ou dévore, j’en ai toujours deux ou trois dans mon sac, plein à côté de mon lit et je ne reviens pas sur les bureaux. L’histoire de l’objet m’intéresse. Folle de livres et de littérature, j’aime mes homologues. Saint Jérôme en était un et Lucrèce Luciani me paraît aussi bien toquée.

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Ode à la mère oublieuse

Souvenirs de la marée basse, Chantal Thomas, Seuil, 2017

Cap-Ferret, plage du « Petit train », carte postale, 1959

Chantal Thomas a choisi le fil de l’eau pour faire le portrait de sa mère. Passionnée, obsessionnelle de nage, la mère de Chantal paraît à son égard, indifférente, lointaine, mais par le goût de cet exercice du corps, elle lui a transmis l’essentiel : l’énergie d’un sillage qui s’inscrit dans l’instant, la beauté d’un chemin d’oubli. Célébration du présent, temps de la vie, réelle, pleine. Cherchant le chemin de son récit (abusivement nommé roman par l’éditeur), elle ajoute que si elle avait quelque chose à célébrer à son sujet, quelque chose à tenter de retracer, c’était paradoxalement, la figure d’une mère oublieuse. Partant du réel incontournable de la mère (celle en laquelle chacun a baigné, d’où chacun est sorti), C. Thomas parcourt par l’écriture, les rives près desquelles sa mère a nagé.

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