La chronique que j’hésitais à écrire

Le livre que je ne voulais pas écrire, Erwan Larher, Quidam éditeur, 2017

« Mur de la liberté », P. Valent, mise en forme de témoignages, mots et objets, collés sur un mur-barrière, un des dix projets de mémorial en hommage aux victimes du Bataclan (choix en cours, 2017)

Ce livre me pose la question que l’auteur s’est posée, même si les contextes n’ont rien à voir. Erwan Larher, romancier, a été blessé le 13 novembre 2015 au Bataclan et écrit là-dessus après avoir un temps refusé de le faire. Je nourris ce blog de livres aimés, je me demande si j’ai aimé ce livre et si j’ai envie d’en parler ici. Dans le doute, je l’emporte sur l’île. Comme un objet qu’on emporte dans son atelier pour voir ce qu’il a dans le ventre. Là, rien à réparer, juste à fouiner un peu, par goût de l’exploration (littéraire).

Je l’ai commencé sans savoir qu’il s’attaquait au Bataclan. Je suis curieuse des publications de Quidam éditeur. Les premières lignes évoquaient des souvenirs de musique à l’adolescence. Il y avait une sorte de plaisir méticuleux à faire ressortir les images anciennes des cartons. C’est à peu très tout ce qui m’avait donné envie de le lire. Et puis, quand je comprends (p.24) que l’auteur était au Bataclan et qu’il allait sûrement raconter son histoire, j’ai peur. Littérairement. Je crains l’évidence, le déjà dit, l’impossible mission. Je résiste.

Comme Erwan, au début. Ses amis le somment de raconter le Bataclan, d’en faire quelque chose parce qu’il est romancier. Mais pour Erwan, pas question. Rien à voir avec ce qu’il a écrit jusqu’ici, rien à dire de plus, pas envie d’ajouter aux tonnes de mots déjà déversées, pas envie d’avoir une parole publique sur un événement privé. Incertitude sur l’objet littéraire qui pourrait sortir de là. Puis finalement, il se lance dans la fosse, retourne par l’écriture dans celle du Bataclan, nous y plonge. Il prend le risque de se confronter à l’événement encore chaud, atroce, sidérant.

E. Larher construit un dispositif de narration démultiplié, distancié. Le corps du livre alterne entre chapitres titrés Vu du dehors (les voix des proches) et chapitres dans lesquels le narrateur tutoie celui à qui tout ça est arrivé. Un dédoublement s’opère entre le narrateur qui tente de conquérir quelque chose et le blessé, qui a perdu le contrôle. La distance est contrebalancée par l’écriture vive, rapide, directe, imagée, frisant souvent l’oral. Dans certaines poussées de mots, j’ai entendu Céline. Normal. BAM ! Anormal ! Un peu à droite : rescapé. Un pas de plus à gauche : victime. Mort. Calme/tempête. Éjection hors du quotidien. Immersion – dans quoi ? Avant/après. Une seconde. Fraction de. Ici/là. Choix. Quelque chose me retarde. Je suis ici. Je ne suis plus là. BAM ! À quoi ça tient ? La chance ? Quel impact ? Calme/drame.

« Les reflets de la mémoire », Yoda architecture & Mirage, nappe de verre formée de 130 triangles chacun portant le nom d’une victime, un des dix projets de mémorial en hommage aux victimes du Bataclan (choix en cours, 2017)

On suit l’histoire d’Erwan, fan de rock, une balle dans la fesse, immobile dans la fosse, une cheville serrée par un autre blessé invisible, la certitude de mourir, les terroristes qui se croient dans Call of duty, l’impensable rapport au temps, aux autres, l’évacuation, l’hospitalisation et la remise en route du corps, de l’être, entouré, choyé. Ce fil-là est régulièrement interrompu par les vues du dehors, ce que les amis faisaient ce soir-là, cette nuit-là, leurs inquiétudes, leurs actions quand ils ont compris qu’Erwan y était. Les changements de points de vue, les allers retours dans le temps, de lointains souvenirs remontent parfois, sont à l’image des dislocations causées par l’attentat. Pas d’analyse de l’événement historique, politique, social, pas de mise en perspective. Juste l’histoire d’un homme racontée par bouts, éclats d’un impossible tout.

E. Larher parle d’un livre qui a commencé à s’écrire tout seul et après lequel il a dû courir. Signe d’une urgence qui rassure (il a quelque chose à faire avec ça même s’il ne sait pas trop quoi) et inquiète (comment se tenir à l’impossible point de bascule du je au nous ?) Je pense à Emmanuel Carrère, d’ailleurs cité un moment, sa façon d’inscrire le je dans un nous, sans le diluer.

Dans ce texte fragmenté, l’écriture est un combat affiché. Ne pas redire, ne pas trahir, ne pas faire semblant, ne pas mêler bêtement sa voix au collectif, trouver la sienne pour dire, avec son émotion, son humour, ses moyens d’écriture. C’est ce combat-là, visible, vivant, sincère, qui m’a touchée. Je ne me suis pas demandé si on s’inquiétait pour moi à l’extérieur. Je ne pensais pas à l’extérieur. Pas du tout. J’étais entièrement sol poisseux de sang, entièrement hémorragie, entièrement mains agrippées à mes chevilles, entièrement au présent, entièrement animal, entièrement corps meurtri contre une barrière métallique. Entièrement caillou, puis entièrement attente.

Le texte n’est pas une plainte, il est même souvent joyeux, caustique. Il circule, par une narration concrète, vive et éclatée, autour d’une zone noire bourrée d’impasses (à la dire, l’écrire, en témoigner), l’horreur faite humaine. Parfois, il la tient à distance par la dérision. Parfois, il l’empoigne.

Né en 1970, Erwan Larher a écrit plusieurs romans, notamment Marguerite n’aime pas ses fesses (Quidam éditeur, 2016) ou L’abandon du mâle en milieu hostile (Plon, 2013), et deux pièces de théâtre.

3 réflexions sur « La chronique que j’hésitais à écrire »

  1. Merci à toi, pour ces chroniques qui élargissent l’horizon.. oui de Montréal, envie et besoin de lire ce livre, partage de cette expérience douloureuse
  2. Merci de me faire découvrir, je travaille à deux pas du Bataclan, l’existence des projets de mémorial.

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