Derniers feux du fleuve-Barthes

La préparation du roman, Roland Barthes, cours au Collège de France (1978-1980), Le Seuil, 2015

barthes

Je n’ai compris que récemment ce qui me plaisait tant chez Roland Barthes. Il expose avec une belle clarté (sans peur des mots rares, et la sémiologie en compte quelques-uns) et s’expose d’un même jet. Il énonce une pensée érudite, argumentée, fine et n’oublie pas qu’il est le sujet de son énonciation, un être sensible qui s’explore aussi en parlant. Je l’ai compris avec La préparation du roman, retranscription des cours qu’il donna au Collège de France entre 1978 et 1980, année de sa mort. Regret de ne pas avoir été dans l’amphithéâtre.

J’ai lu l’ouvrage avec la sensation de reconnaître (dans les deux sens, mettre à jour du presque connu et remercier). Par sa parole-écriture, Roland Barthes creuse de nombreuses zones de l’écriture que je n’avais jamais entendu formulées aussi clairement.

La préparation du roman est une sorte de long cheminement sur son désir d’écrire un roman. Il annonce aux étudiants qu’il va s’installer comme si il allait écrire un roman, sorte d’expérience menée en direct sur lui-même. La première partie (De la vie à l’œuvre) réunit deux thèmes sans lien apparent, le fantasme du roman et le haïku. La seconde (L’œuvre comme volonté) explore l’acte d’écrire (du désir aux différents rituels et pratiques qui l’accompagnent).

La première partie m’a réjouie. Apparemment discontinue, elle prend appui d’un côté sur Proust, qui met en mots (et en 2408 pages si je prends l’édition Gallimard de 1999, dans la collection Quarto) son vouloir-écrire et d’un autre, sur le haïku, forme poétique minimale, concentré d’écriture né au Japon. Deux extrêmes a priori, d’un côté le fleuve proustien, que dis-je, le système fluvial, avec ses affluents, ses ramifications, ses méandres, débouchant sur la splendeur du temps retrouvé et de l’autre, les formes simples du haïku, isolées, trois vers, une dizaine de mots.

Morgane Steygers, photographie inspirée des premiers vers de La Divine comédie, « Au milieu du chemin de notre vie / je me retrouvai par une forêt obscure / car la voie droite était perdue. »

Roland Barthes introduit la première séance avec Dante, citant La Divine Comédie et son premier vers. Au milieu du chemin de notre vie.

Selon Barthes, c’est une déclaration de sujet, celle d’un écrivain qui s’assume en tant que sujet qui écrit, l’âge étant constitutif de ce sujet. Il explique que le milieu de notre vie (qui n’a rien de mathématique) correspond à un changement significatif et solennel, une pérégrination dans un continent nouveau, nommée forêt obscure par Dante. C’est un événement traumatisant (un deuil, une perte, une maladie) qui scinde notre vie en deux. Un avant et un après.

Dans l’après, nous devenons conscients de notre mortalité (alors que nous avons vécu jusqu’ici plutôt légers, insouciants de la mort) et sommes résolus (sauf enlisement dans la dépression totale) à orienter notre vie dans une nouvelle direction. C’est l’actif de la douleur. Les jours sont comptés, il ne faut pas traînasser. Pour Marcel Proust et Roland Barthes, un même événement traumatisant, la mort de leur mère. Le premier se lance alors à corps perdu dans La recherche, le second aspire à une conversion à la littérature. Très belle scène d’exposition du sujet.

De toutes les questions examinées par cet amoureux de l’écriture incapable finalement d’écrire un roman, celles du fantasme d’écriture et du vouloir-écrire me touchent le plus. Il définit le fantasme d’écriture comme un scénario où je (comme sujet) me verrais, où je m’imaginerais, produisant un objet littéraire. Entrant dans tous les plis de l’acte d’écrire, Barthes attribue un pouvoir initiatique au dit fantasme, même grossier, forcément incertain. Lui seul permet l’advenue du vouloir-écrire et de l’écrire.

Le roman fantasmé apparaît comme une sorte de grand Recours personnel articulé au sentiment que l’on ne se sent bien nulle part. Je pense à une phrase de Mario Vargas llosa. Il y a entre celui qui écrit et le monde où il vit une certaine incompatibilité ou, disons, une défiance, une césure, un abîme qu’il tente de combler fictivement par un autre monde qui, en somme, complète et élargit la réalité objective.

Très préoccupé par les questions de notations du présent (préalables à l’écriture du roman), notre apprenti-romancier décide ensuite d’explorer le haïku, parfait exemple en la matière. Ne connaissant à peu près rien au haïku avant, j’en ai découvert la très singulière teneur. Que le haïku soit né au Japon n’a rien d’un hasard. Depuis les Grecs, l’Occident a le goût des lois, des généralités, une volupté à égaliser plutôt qu’à différencier. Il fait primer l’abstrait, le transversal, le nombre, le facilement acceptable. Or, le haïku ne parle que du particulier, du ténu, du sensible, du sensuel, du tangible. Proust a écrit le particulier. Il est descendu dans l’infime de la perception, de l’émotion pour en tirer une œuvre monumentale. Juxtaposant les notations micro-sensibles, il s’est pris et assumé comme sujet d’écriture, par essence non substituable. En ce sens l’écrivain fleuve rejoint la tradition poétique nippone.

Relisant quelques passages de La préparation du roman pour écrire cet article, je suis à nouveau frappée par la proximité de Roland Barthes avec Marcel Proust (ou plus exactement avec le souvenir que j’ai de La recherche du temps perdu, non relue récemment). La pensée-parole de Barthes est aussi un système fluvial. Elle charrie tantôt avec force tantôt avec une extrême finesse (on pourrait presque dire un goût pathologique du détail) une eau abondante, riche, poissonneuse qui irrigue un vaste territoire.

Parler du haïku le conduit à parler de la langue, de l’écriture, de l’identité japonaise, des oppositions entre Orient et Occident, de la photographie et bien sûr du roman. Le sujet écriture est exploré par creusements de la littérature, de l’observation sociale, détours par la psychanalyse et savoureuses digressions (celle notamment sur le Ne pas écrire qui continue d’éclairer l’écrire).  Où qu’il soit, le fleuve-Barthes déploie ses lueurs avec une subtilité à la fois sensible et intellectuelle, une attention touchante à son auditoire et une grande simplicité sur lui-même.

Sémiologue, théoricien de la littérature et de l’écriture, Roland Barthes (1915-1980) a écrit de nombreux essais dont Le degré zéro de l’écriture (1953), Mythologies (1957) ou encore le très beau Fragments d’un discours amoureux (1977).

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