Des bêtes et des hommes

Règne animal, Jean-Baptiste Del Amo, Gallimard, 2016

F. Bacon, trois études pour G. Dyer, 1969, The Estate of F. Bacon, Louisiana Museum of Modern Art
F. Bacon, trois études pour G. Dyer, 1969, Louisiana Museum of Modern Art, © The Estate of F. Bacon

Cinq générations se succèdent entre 1898 et 1981 dans cette ferme isolée du Sud-Ouest, à proximité de Puy-Larroque. Pas exactement une fresque familiale, plutôt la pénétration sourde, implacable, sensorielle d’un monde où se côtoient brutalement bêtes et hommes. De génération en génération, hommes et femmes se parlent peu, mal, et se tuent au travail. Dans une langue précise et crue, Jean-Baptiste Del Amo en traque les routines et les folies. Le romancier aime la peinture et la photographie. Son écriture possède une étonnante capacité à représenter.

C’est elle qui m’a attrapée dès le début. J’ai tout vu dans le détail, les lieux, les corps abîmés très jeunes, les esprits emmurés. Terrible scène dans la soue, lorsque la femme de la première génération (réduite au nom de génitrice) se délivre elle-même d’un avorton qu’elle abandonne à la truie et ne dit rien de l’épisode au mari. Quelques temps plus tard, sa fille Éléonore naît la corde au cou, bleue et aphone, et les femmes tranchent le cordon au couteau, la secouent par les pieds jusqu’à lui soutirer un hurlement de noyée. Et quand on annonce au jeune père que c’est une fille, il répond « Je m’en vais nourrir les bêtes », puis sort pisser dans la nuit.

Règne animal, c’est le règne de l’animal en l’Homme, réduit à ses fonctions biologiques si l’on met de côté les quelques rituels religieux et bien sûr, le travail. Ce sont les rapports sans tendresse, édifiés sur la rancœur. Par cruauté et superstition, la mère force Éléonore, 11 ans, à aller déloger le crapaud installé sur le cercueil du père avant qu’il ne soit recouvert de terre. « C’est une marie-souillon. Elle peut bien faire ça pour son pauvre père, avec le souci qu’elle lui a donné pendant tout ce temps. »

F. Bacon, Meat triptych, photographie, 1991, Louisiana Museum of Modern ArtFrancis Giacobetti)
F. Bacon, Meat triptych, photographie, 1991, Louisiana Museum of Modern Art, © Francis Giacobetti

Le roman dit le choc de la transformation de l’élevage passé des quelques cochons qui déambulent avec les paysans au début du siècle à la terrifiante industrie parquant, cloisonnant, triant les animaux, la porcherie hors sol fonctionnant à coup de désinfectants, d’injection de neuroleptiques et d’hormones. Cette fuite en avant apparaît comme le terrible piège qui se resserre sur les porcs et les êtres humains, infernale succession de contrôles qui les épuise. La confrontation entre les deux ères (période avant 1918 et année 1981) est d’autant plus saisissante qu’elles sont juxtaposées sans que l’évolution soit montrée.

La crudité des rapports entre parents et enfants, hommes et femmes avant 1918 peut s’expliquer par une tradition de labeur, de vie en monde clos, par la pauvreté économique, culturelle. Tout cela tend les corps, les êtres, les enferme, les empêche d’espérer, d’aimer, les garde âpres et taiseux. Que dire de ce qui se passe en 1981 ? La folie s’est emparée de la plupart des personnages, galerie de portraits de paysans détraqués. Les quatre générations qui cohabitent dans la ferme sont contaminées, comme le sera bientôt l’élevage entier. La vieille Éléonore vit recluse, son fils Henri traîne son cancer qu’il ne veut pas soigner, traque La Bête, un verrat échappé de l’enclos et les fils d’Henri, pourtant adultes, restent soumis au diktat paternel du travail à la ferme.

Alors, quoi ? Tout est clos, irrespirable, détraqué ? Oui, dans une certaine mesure. Et chacun à sa façon tente d’échapper au grand dérèglement… en s’inventant une autre prison. Serge emplit régulièrement sa flasque de whisky, sa femme ne quitte plus le lit, leur fils Jérôme, enfant mutique, court la campagne, capture des insectes et rêvasse dans le cimetière.

La deuxième partie du roman s’ouvre et se clôt sur deux textes singuliers, très beaux, distingués par l’italique, deux voix qui se détachent de l’écoulement du monstrueux. La première est celle de la vieille Éléonore s’adressant à l’enfant mutique. Voix lucide qui dit le terrible héritage, de violence, de domination des hommes sur les femmes, sur les animaux. La vieille femme ne croit ni n’attend plus rien, mais veut simplement dire à l’enfant, reconnaître. Il faudrait fouiller la boue de notre mémoire, les limons de cette généalogie, tirer à la lumière du jour ces racines dont je te parle, aussi difficile à déloger que les racines des genêts. La parole ne peut réparer mais soulage. C’est tout ce qui lui reste. Métaphore d’une pauvre transmission entre générations.

Rembrandt, Le cochon, eau-forte et pointe sèche, 1643 - Au lieu de l'habituelle scène d'équarrissage de la bête, l'artiste a choisi de faire une étude anatomique d'une truie couchée, seule figure de l'estampe minutieusement réalisée.
Rembrandt, Le cochon, eau-forte et pointe sèche, 1643 – Au lieu de l’habituelle scène d’équarrissage de la bête, l’artiste a choisi de faire une étude anatomique d’une truie couchée, seule figure de l’estampe minutieusement réalisée.

Avec la seconde voix, celle du narrateur, nous suivons La Bête, le verrat échappé de la porcherie industrielle, qui découvre le monde, la nature. Texte final, parfois lyrique. Nous entrons dans la tête de La Bête. Des images lui reviennent, surgies d’une mémoire atavique : des plaines fourragères et sauvages, au cœur des forêts primitives, des rivières indomptables aux flots desquels il s’abreuve. Animal qui aurait la mémoire de ce qu’il a subi (mains des hommes qui le guident vers la truie immobile, saisissent son sexe qui tâtonne et le guident, hommes qui se penchent par-dessus les barrières des enclos et qui décident du jour et de la nuit). Une bête à laquelle le romancier redonne les instincts dont l’Homme l’a privé.

L’historien Michel Pastoureau dans sa préface au (magnifique !) catalogue de l’exposition Animal (2014, Bibliothèque nationale de France) rappelle que deux courants en Europe se sont opposés pour considérer le rapport Homme – animal. Le premier les distingue absolument (l’Homme créature de Dieu domine l’animal, soumis, voire impur). Ainsi au Moyen Age, l’Église interdisait le déguisement en animal, la célébration de l’animal et regardait d’un œil soupçonneux tout rapport affectif avec ce dernier. Le second courant considère en revanche que nous formons, Hommes et animaux, une communauté d’êtres vivants. C’est ainsi que sont souvent interprétées les paroles de François d’Assise prêchant aux oiseaux.

Le roman de J.B. Del Amo met en tension ces deux sources. Héritière de la première, la porcherie industrielle institue et systématise la domination de l’Homme, une domination qui se retourne contre lui. La voix de la vieille Éléonore, l’échappée finale de La Bête en sont les contrepoints fragiles et audacieux. Prêtant une conscience à l’animal, montrant celle que recouvre Éléonore au seuil de la mort, Règne animal les réunit dans une communauté souffrante, balbutiante.

Né en 1981 à Toulouse, Jean-Baptiste Del Amo est l’auteur d’un recueil de nouvelles (Ne rien faire et autres nouvelles, Buchet-Chastel, 2006) et de quatre romans dont Une éducation libertine (2008) et Pornographia (2013) publiés par Gallimard.

2 réflexions sur « Des bêtes et des hommes »

  1. En 2008, la Grande halle de la Villette avait organisée une exposition intitulée « Bêtes et Hommes » (http://betesethommes.fr/), il y était question de transformation des uns au contact des autres et réciproquement, des compétences de tous…
    La partie scientifique était assurée brillamment par Vinciane Despret (philosophe de l’Université de Liège), auteure d’un très bel: « Quand le loup habitera avec l’agneau » (Les Empêcheurs de penser en rond, 2002). Je me souviens aussi que Jocelyne Porcher (sociologue à l’INRA) y prenait la défense de la relation entre l’éleveur et ses bêtes contre l’élevage industriel et parlait du « travail » des bêtes d’élevage fait avec leur éleveur.

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