Sur les traces de Duras

Lointains souvenirs, écrits de Marguerite Duras, Flore, préface de Laure Adler, Contrejour, 2016

L’origine de ce livre est à la fois familiale et littéraire. Les grands-parents de Flore ont vécu en Indochine et la photographe a lu, annoté, Marguerite Duras. Elle s’est rendue à Saïgon, Sadec, les lieux du Barrage contre le Pacifique, de L’Amant et en a rapporté une série de photos. Le tout fusionne dans un album traversé par l’écho, le balancement entre textes de Duras et images, sensuelles, de Flore.

Sur la couverture cartonnée aux couleurs usées, un bout de palmeraie d’Indochine, un ciel et une eau d’un même blanc laiteux, un reste de bungalow. A l’intérieur de l’album, alternent à droite une photographie en noir et blanc et à gauche, un court extrait de texte puisé dans l’œuvre de Duras (la pièce Eden-Cinéma, et les romans Un barrage contre le Pacifique, L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord). Pour donner toute leur force visuelle aux images et aux textes, le papier de chaque page est doublé.

Sélectionnés et ordonnés, les extraits prenant pour même décor l’Indochine des années 1920, forment une continuité. Cela commence par L’endroit s’appelle Prey-Nop (L’Eden cinéma) et se termine par On n’était pas loin de la fin, de l’abandon des terres du barrage. Pas loin du départ pour la France (L’Amant). Entre les deux, évocation de lieux (la piste entre Réam et la mer, le misérable bungalow familial, la maison de l’amant), de scènes (Joseph forçait toujours Suzanne à rentrer dans l’eau).

C’est un peu comme si Flore avait grandi avec Marguerite et qu’avec son appareil, elle avait figé l’enfance et l’adolescence de Duras. Textes et images sont fondus dans un même lointain. La quasi absence d’êtres humains confère aux photographies une immobilité et les quelques êtres représentés sont dans la contemplation. Je sais, l’immobilité d’une photographie, cela sonne comme une tautologie. Pourtant, c’est ce qui ressort de plus fort pour moi dans cet album. Une image arrêtée contre laquelle se tient, articulé, mouvant, un bout de texte ouvert sur l’œuvre de Duras. Flore insère ses images, suspensions du temps, dans l’écriture de Duras qui continue de courir.

Barthes dit quelque chose là-dessus dans La chambre claire. Il évoque la certitude que donne la photographie (certitude de ce qui a été), elle ratifie ce qu’elle représente. En revanche, le texte ne donne aucune certitude. C’est le malheur (mais aussi peut-être la volupté) du langage, de ne pouvoir s’authentifier lui-même. (…) le langage est, par nature, fictionnel. Dans Lointains souvenirs, un double jeu est à l’œuvre. Captant les lieux où vécurent ses grands-parents, Flore s’en fabrique un souvenir a posteriori. Plus étonnant, ses photographies semblent vouloir attester de la fiction durassienne.

Lorsque paraît Un barrage contre le Pacifique, Marguerite Duras a 36 ans. Écrire ce texte et a fortiori L’Amant 24 ans plus tard, la conduit à puiser dans un magma ancien d’images,  souvenirs, sensations, jugements et envies d’invention. Grâce à l’écriture, elle exhume son passé indochinois tout en s’en fabriquant un nouveau. Flore poursuit le palimpseste durassien. L’album en fixe une continuité visuelle. Paysages secs ou boueux, brumes du delta, dénuement, intimité, des matériaux dont sont faits Un barrage contre le pacifique et L’Amant.

Les extraits de texte sont très courts. Pourtant, leur poids est là, Duras est là, en quelques mots seulement. Je l’ai dit à ma mère : ce que je veux, c’est ça, écrire. Envie de la relire, de replonger dans sa matière singulière, magnifiquement exhumée par Flore. Envie de me confronter au souvenir de mes lointains paysages littéraires.

Photographe franco-espagnole née en 1963, Flore conduit une recherche personnelle portant sur la trace, la mémoire et a été plusieurs fois sollicitée via des commandes publiques (carte blanche de la Ville de Paris pour un projet sur le musée du Petit-Palais, série sur le camp de concentration Rivesaltes). La galerie Sit Down à Paris expose jusqu’au 23 décembre 2016 la série de Lointains souvenirs.

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