L’homme d’images qui aimait les mots

Quand j’étais photographe, Nadar, À propos, 2017

Nadar, Autoportrait tournant, 1865

Dans son atelier du 113 rue Saint-Lazare, il a réalisé de nombreux et beaux portraits d’artistes. Né avec les premières recherches de Nicéphore Niepce, il a suivi les trouvailles de Daguerre (la fixation sur plaque argentée d’une image) et participé aux premiers pas d’une technique devenue art. Nadar a 80 ans quand parait son ouvrage Quand j’étais photographe.  Quatorze récits vifs et souvent drôles pour saisir l’étonnant de l’invention photographique. Les éditions A propos ont eu la bonne idée d’exhumer ces textes. Ils paraissent enrichis (avant-propos, notes de Caroline Larroche, historienne de l’art, chronologie et bibliographie) et illustrés. Plongée dans le tourbillon du XIXe siècle avec un homme qui aimait autant les images que les mots.

Toute découverte a ses sceptiques. Balzac pourtant boulimique de son époque, en fut un pour la photographie. Nadar le raconte dans Balzac et le daguerréotype. Il se sentit mal à l’aise devant le nouveau prodige : il ne se pouvait défendre d’une appréhension vague de l’opération daguerrienne. Nadar donne la version qu’accrédita un temps le romancier. Selon Balzac, chaque corps de la nature se trouve composé de séries de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en pellicules infinitésimales (…) chaque opération daguerrienne venait donc surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté. Le romancier n’accepta donc pas immédiatement la prouesse technique, lui préférant un temps l’explication poétique de fantômes superposés, effeuillés, laissant à chaque fois une trace sur la plaque. Comme si la fiction devait avoir le dessus…

Photographie homicide est le récit d’un fait divers de l’époque. Un mari poignarde l’amant de sa femme et jette le corps dans la Seine. Le service de la Préfecture photographie le cadavre repêché. Nadar savoure le plaisir de mettre en mots cette première (ou dernière…) épreuve. Les membres ont été ramenés et violemment ployés contre le corps : des bandes de plomb les y écrasent en turgescences livides, et ainsi, cette masse hâve semble le ventre blafard d’un crapaud géant (…) De toutes parts crevée, la peau de l’abdomen, verdie par places et par d’autres bleutée ou violâtre, vomit par chacun de ses trous les intestins parfilés, et ces boyaux flottent en banderoles, comme des tentacules de pieuvre… L’horreur diffusée par la photographie est telle que le mari, qui pouvait espérer la clémence d’un tribunal grand gardien de la fidélité (particulièrement de celle des femmes) dans les couples, est condamné au bagne. C’est la photographie qui vient de prononcer l’arrêt – l’arrêt sans appel : A mort ! La force de l’image qui empêche toute pensée, toute instruction. L’image, immédiate et invasive, qui gagne le combat contre le texte. Déjà.

Honoré Daumier, « Nadar élevant la photographie à la hauteur de l’art », lithographie publiée dans « Le boulevard », 1862, BNF

Nadar était un aventurier, un expérimentateur persévérant, tout le contraire d’un théoricien (il se moque de sa maigre culture mathématique), un rêveur plein de vie, un lyrique hyperactif. Il participe aux essais des premiers aérostats. Dans La première épreuve de photographie aérostatique, il décrit sa vue du ciel. Libre, calme, comme aspiré par les immensités silencieuses de l’espace hospitalier, bienfaisant, où nulle force humaine, nulle puissance du mal ne peut l’atteindre, il semble que l’homme se sente là vivre réellement pour la première fois, jouissant dans une plénitude jusqu’alors inconnue de tout le bien-être de sa santé d’âme et de corps. Préoccupé des photographies qu’il tente de prendre de là-haut (il en voit l’intérêt stratégique, militaire tout comme l’aide qu’elles apporteront au cadastre), Nadar éprouve le plaisir des mots. Les champs en damiers irréguliers ont l’air de ces « couvertes » en pièces multicolores mais harmoniques rapportées par l’aiguille patiente de la ménagère. Il semble qu’une inépuisable boîte de joujoux vient d’être répandue profuse par cette terre, la terre que Swift nous découvrit vers Lilliput, comme si toutes les fabriques de Carlsruhe avaient vidé leur stock (…) Et qu’est cet autre flocon blanchâtre que j’aperçois là-bas flottant par l’espace : la fumée d’un cigare ? Non, un nuage.

Et puis il y aussi le Nadar observateur des hommes et des femmes de son temps. Dans le récit Clientes et clients, ils défilent dans la boutique de la rue Saint-Lazare pour examiner l’épreuve tirée de leur portrait. Il m’en retomba un une fois, dès le grand matin du lendemain de sa visite d’épreuves, tout endérouté par un cheveu – je dis un cheveu – qui se trouvait dépasser la ligne et qu’il tenait absolument à voir rentrer dans le rang. « Mais y aura-t-il moyen, monsieur Nadar ? Et ne vaudrait-il pas mieux recommencer ?… » C’est ce que cet homme solennel venait me demander dès l’aube, toute affaire cessante. De la nuit entière, il n’en avait pu fermer l’œil, – et en pleine candeur, me l’avouait. D’autres (quand par erreur, l’épreuve d’un autre leur est présentée) sont fort satisfaits de leur portrait ! Plaisir d’imaginer la comédie humaine se pressant rue Saint-Lazare en quête de toute image qui la contentera…

Nadar, autoportrait, vers 1860, BNF

À la lecture de ces quatorze histoires, récits témoignages écrits avec vigueur, j’ai pensé parfois aux nouvelles de Tchékhov. Une situation, une expérience humaine, une leçon à la clé sur ce que nous sommes dans nos grands élans et nos petits travers. Visionnaire, ironique, emballé par son siècle, Nadar le dessine à coup de phrases exclamatives, parfois nostalgiques. Comme dans le dernier récit 1830 et environs, sans rapport avec la photographie, situé avant elle, déambulation échevelée dans un Paris politique, littéraire et artistique. Ainsi débute-t-il : Je suis né aux approches de ces temps d’innocence où un ministre ne volait pas plus de cent mille francs : encore s’y mettaient-ils à deux, comme pour se faire mieux prendre et plus étrange encore, condamner. Les mœurs étaient douces, les cœurs simples. Un assassinat nous faisait deux ans : les conversations s’en contentaient.

L’écriture de Nadar est accidentée, faite d’élans, de détours, fragments insérés dans le récit. Les faits, situations, personnes mentionnés, tout a existé, mais tout aurait pu aussi être inventé, tellement le plaisir du conteur est éclatant.

Né Gaspard Félix Tournachon (1820-1910), Nadar (il publie sous ce pseudonyme des critiques dramatiques et des contes dès 1839) a écrit des nouvelles, un roman (La Robe de Déjanire, 1845) avant de se tourner vers la photographie. À la fin des années 1850, il réalise une grande série de portraits de célébrités littéraires et artistiques.

2 réflexions sur « L’homme d’images qui aimait les mots »

  1. Jolie mise en abîme par une femme de mots qui aime les images…

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