Ivres de livres

Le corps des libraires, Vincent Puente, La Bibliothèque, 2015

Roland Topor, « Le voyageur immobile », lithographie, 1968, BNF

Quels libraires se reconnaîtront dans Le corps des libraires – Histoires de quelques libraires remarquables et autres choses ? Tous ceux restés attentifs à la folie, même enfouie, qui les a fait choisir cet étonnant métier. Vincent Puente nous fait traverser de drôles de librairies de France ou d’ailleurs, encore ouvertes ou bizarrement disparues. Nous rencontrons des libraires sortis de romans de Franz Kafka, Robert Walser ou Boris Vian et nous rions beaucoup, ce qui n’est pas forcément garanti avec les deux premiers auteurs cités.

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H comme haïku

Les pouvoirs du peu

Alphabet fantaisie, XVIe siècle

Dans La préparation du roman, Roland Barthes consacre plusieurs séances au haïku. C’est avec cette lecture que je me suis vraiment plongée dans la forme poétique nippone. Je ne dirais pas qu’elle me soit devenue familière, mais elle est entrée dans mon paysage littéraire. Cette façon dont le très court se déploie m’intrigue. Tension entre l’économie extrême de mots et l’infini des sens. Comme un pied de nez à l’écriture-même. Humons-voir avec ce H comme HAÏKU.

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On sait, on est de la famille

Au cirque, Patrick Da Silva, Le Tripode, 2017

C’est une histoire. Elle est écrite depuis les temps immémoriaux ; elle s’écrit à nouveau ; celle-là même, entre quelques autres. On la connait. Elle ne cesse de s’écrire avec les inflexions, des variantes mais la même. (…) histoire de dire les abîmes qui nous traversent, nous aspirent, que l’on fuit, qui nous fondent, cette violence animale et céleste, qui nous anime, nous agit et nous brûle. Extrait de la postface d’Au Cirque de Patrick Da Silva. J’ai envie de commencer par ces mots de la fin qui disent sans détour l’éternel de l’histoire, l’éternel de ce qui recommence à s’écrire parce que ça a toujours été là et continuera de l’être. Au cirque raconte par la fin une tragédie familiale, mère retrouvée pendue, yeux du père arrachés, langue et sexe tranchés. Et puis, on remonte le fleuve dangereux de l’histoire, convoqués par l’irrésistible envie de savoir. Pourquoi ? Comment ça a commencé ? Qui a fait le coup ?

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Jacques Damade, militant dilettante

Rendez-vous est pris avec le premier éditeur-Robinson de ma série. L’été est là, la rue de presque midi est un four, les volets clos de l’appartement font de piètres remparts contre l’épuisante chaleur. Jacques Damade a créé les éditions La Bibliothèque voici 25 ans. Il est fier de ce nom, qui a la force de sa simplicité. LA bibliothèque c’est la sienne, les autres ont besoin pour exister d’un qualificatif (nationale, très grande) ou d’un nom propre, la célébrité de ce dernier disant la dépendance du lieu à son égard. Les éditions de la Bibliothèque se suffisent à elles-mêmes. Portrait d’un éditeur qui cultive le singulier.

Encore…

Où commence la littérature ?

Le Grand Paris, Aurélien Bellanger, Gallimard, 2017

Peu après son arrivée de Pologne en France, en 1971, Eustachy Kossakowski photographie les 159 panneaux marquant l’entrée dans Paris (Musée Nicéphore Niepce, Châlon-sur-Saône). Ces photographies ont été présentées dans l’exposition « Six mètres avant Paris » au Mac Val (avril 2017).

Hors la mention roman imprimée sur la couverture ivoire de la célèbre collection de Gallimard, qu’est-ce qui fait du Grand Paris signé Aurélien Bellanger un roman ? La question m’a travaillée durant 476 pages. Au-delà du genre dans lequel classer un texte, il y a la question de ce qui fait littérature, sa germination, son éclosion dans un texte, ce dernier en devenant véritablement porteur.

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L’homme d’images qui aimait les mots

Quand j’étais photographe, Nadar, À propos, 2017

Nadar, Autoportrait tournant, 1865

Dans son atelier du 113 rue Saint-Lazare, il a réalisé de nombreux et beaux portraits d’artistes. Né avec les premières recherches de Nicéphore Niepce, il a suivi les trouvailles de Daguerre (la fixation sur plaque argentée d’une image) et participé aux premiers pas d’une technique devenue art. Nadar a 80 ans quand parait son ouvrage Quand j’étais photographe.  Quatorze récits vifs et souvent drôles pour saisir l’étonnant de l’invention photographique. Les éditions A propos ont eu la bonne idée d’exhumer ces textes. Ils paraissent enrichis (avant-propos, notes de Caroline Larroche, historienne de l’art, chronologie et bibliographie) et illustrés. Plongée dans le tourbillon du XIXe siècle avec un homme qui aimait autant les images que les mots.

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Proust avant Proust

Sur la lecture, Marcel Proust, Actes Sud, 1988

Tentant de rendre hommage, ici, aussi, à Françoise Nyssen fraîchement nommée ministre de la Culture. Fille d’Hubert, disparu en 2011, créateur de l’étonnante entreprise au nom claquant aux vents de la belle ville d’Arles, elle a creusé le sillon singulier d’une maison qui, loin de Paris, a souhaité éditer autrement. Formats étroits, papier ivoire, auteurs du monde, lieu de pensée, d’arts et de culture, Actes Sud pourrait se définir par ce concentré-là. Impression en l’énonçant de ne dire que l’évidence qui s’est peu à peu imposée depuis 1977. Peut-être que ce qui me frappe le plus c’est que cette maison ait réussi à incarner, en relativement peu de temps et avec autant de force, l’attachement, les liens profonds et nourris avec une tradition, une histoire de la culture, des arts et de la littérature. Mince de ses 64 pages, né préface, Sur la lecture de Marcel Proust a été édité en 1988 de façon autonome par la maison arlésienne. Si Anne Walter, cinéaste et romancière qui a eu l’idée de cette publication détachée mais ancrée dans l’histoire de l’art de la littérature, m’avait demandé une préface à ce qui n’en était plus une, voici l’histoire que j’aurais racontée…

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Quatre boules de cuir

Beauté du geste, Nicolas Zeisler, Le Tripode, 2017 

L’illustration de couverture a été réalisée par Anna Boulanger, auteur du magnifique album « l’Absence » (https://suruneilejemporterais.fr/sens-de-lecture/)

Je ne connais pas grand-chose à la boxe. Pas spécialement attirée par les shorts amples de satin rouge ou bleu vif couverts de stickers moches, les nez écrasés, les visages déformés à la longue, les arcades explosées, les regards vidés par l’effort du combat. Mon fils a commencé à en faire cette année. Un truc important pour lui. Parfois, dans la cuisine, il esquisse des gestes appris. Quand je le vois se mettre en position, préparant son corps, simultanément, à l’attaque et à la protection de lui-même, je trouve ça beau, mais c’est mon fils. Beauté du geste, nouvel ovni des éditions Le Tripode, parle de boxe et c’est un très beau livre.

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Qui va à Sein en revient

La grande panne, Hadrien Klent, Le Tripode, 2016

Et si un nuage de graphite, minerais hautement inflammable au contact d’une ligne électrique, nous arrivait d’Italie, comment réagirait le pouvoir politique français ? Il opterait pour la grande panne, tout couper plutôt que subir de petites pannes isolées décidées par le vent. Tel est le point de départ du roman signé Hadrien Klent. Souvenirs croisés de deux nuages, réels, celui de Tchernobyl célébré en 1986 pour son respect des frontières françaises et celui échappé du volcan islandais Eyjafjöll en 2010 qui vida un temps l’espace aérien européen. En 24 ans, la réponse politique a évolué, passant du mensonge d’État au principe de précaution. Ne rien dire ou trop en faire, deux bornes entre lesquelles navigue le pouvoir.

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par Isabelle Louviot