Qui est Frédéric Martin ?

Il y a quelque chose qui cloche chez Frédéric Martin. La quarantaine, barbu, l’œil bleu-vert brillant, une pointe d’accent marseillais, à l’origine de la singulière aventure du Tripode, maison d’édition créée en 2012, issue de la scission d’une autre, Attila. Le Tripode a pour étendard plusieurs maximes, celle de Jean-Jacques Pauvert, Ouvrir un lieu d’asile aux esprits singuliers, celle de Francis Ponge, Créer des bombes à retardement plutôt que des mitraillettes. On pourrait ajouter celle de Charlotte Salomon, J’appris à suivre tous les chemins et j’en devins un moi-même. Oui, mais alors qu’est-ce qui cloche chez Frédéric Martin ? Justement, ce nom, incroyablement banal, utilisé pour tous les fac-similés de papiers d’identité ou de cartes de fidélité… Un nom qui ne va pas du tout à un éditeur accueillant la singularité avec autant de générosité. Je me suis même demandé s’il n’avait pas choisi un pseudo pour passer incognito, s’effacer le plus possible derrière sa mission d’éditeur… Enquête, portrait avec pour principal matériau, un entretien dans un café tout proche de la maison d’édition, au cœur du Marais, rue Charlemagne.

Encore…

K comme kaïros

Maintenant ou jamais

Alphabet fantaisie, XVIe siècle

K, ça se complique. Le choix se resserre. Éviter les mots exotiques, rigolos mais qui n’évoquent que des facilités pour profiter des 10 points du K, à placer si possible sur la case bleu foncé (lettre compte triple, pour les hostiles au scrabble). Kafkaien ou kafaen risque de m’engluer dans la littérature sur la littérature. Reste un mot, venu du grec sans trop d’apprêt, dit intraduisible, brut, ouvert, vivant, kaïros. C’est maintenant ou jamais, ascension du K comme KAÏROS.

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Symptôme : attachement excessif au passé

Ernesto, Umberto Saba, traduit de l’italien par René de Ceccatty, Le Seuil, 2010

Umberto Saba dans une rue de Trieste (1951)

En 1953, le grand poète italien Umberto Saba est malade, déprimé, hospitalisé, il a 70 ans quand il écrit Ernesto. Il n’est pas sûr d’arriver au bout. Il en lit des passages autour de lui, au médecin, à quelques visiteurs, tout en prenant beaucoup de précautions sur le sort à réserver au manuscrit. Il écrit à sa fille en ce sens (le mettre sous clé après lecture, ne pas le faire lire à plus de trois personnes, le lui rendre après lecture). Ernesto semble ne rien avoir à voir avec cette fin de vie fatiguée, méfiante. C’est le récit d’une éclosion, l’aube d’une sexualité, l’audace insouciante d’un jeune homme de 17 ans à l’extrême fin du XIXe siècle, à Trieste.

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Pauvreté et lumière

Nous sommes tous innocents, Cathy Jurado-Lécina, Aux forges de Vulcain, 2015

J.B. Millet, « Délicate étude Paysan nourrissant ses poules », dessin à la mine de plomb, vers 1880

Un extrait pour commencer, large, généreux. Comment dire la belle langue autrement qu’en la citant, largement, généreusement ?

Trop tard : la lame a tranché net la peau de son index, juste au-dessus de l’articulation. La douleur acide le surprend là où il ne l’attendait pas. Un pincement au niveau de la gorge, un gros noyau de sanglots retenant le cri, le confinant dans sa poitrine où il fait un raffut d’enfer. Puis le sang afflue, gouttant sur la chair pâle et humide des légumes, le long des pelures violacées, sur la planche de bois. Éclat du sang sur la nacre du navet.

– T’as encore passé trop de temps sur les livres, Jeannot. Voilà le résultat. T’es en train de nous barbouiller la soupe, là, avec ton sang de cochon. Pousse-toi que je m’y mette et donne ce couteau. Allons ! Va donc t’enturbanner ça avec un linge.

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Volodine, inventeur en tous genres

Écrivains, Antoine Volodine, Le Seuil, 2010

Antoine Volodine est un fabricant en gros. Il ne lésine pas, il aime les accumulations, les énumérations, les saturations. A. Volodine, qui ne s’appelle d’ailleurs peut-être pas comme ça, écrit aussi sous plusieurs pseudonymes connus (Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Eli Kronauer) et peut-être inconnus, invente à tour de bras. Écrivains est un texte fait de sept, unis par la présence dans chacun d’un écrivain. C’est noir, drôle et plein d’inventions. Ce livre, âgé d’à peine sept ans, est épuisé dans sa version papier. Regrets. Restent l’epub et l’occasion.

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Anne Lima ou Madame Chandeigne

Direction Luxembourg, la station de RER, le jardin, le 11 rue de Médicis. Lieu historique, librairie et éditions José Corti s’y installent en 1938, la librairie des éditeurs associés y est désormais sise. Lieu de mon rendez-vous avec Anne Lima, directrice des éditions Chandeigne, créées voici 25 ans avec Michel Chandeigne. Portrait d’une éditrice discrète, résolue et audacieuse.

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Histoire d’un décollement

Une chance folle, Anne Godard, Minuit, 2017

L. Fontana, « Concetto speziale, Attesa », 1965. La toile lacérée ouvre une troisième dimension.

Certaines écritures accumulent, édifient, représentent le monde, d’autres dénudent, déplient, déblaient. Les unes ajoutent, les autres soustraient. Celle d’Anne Godard est de celles-ci. Elle se glisse dans les interstices, les gratte, les révèle. L’écriture est investie d’une mission, accoucher d’une langue unique (Pour pouvoir respirer et que ma langue soit la mienne seulement, et non cette viande fibreuse que j’aurais remâchée sans jamais l’avaler). Une chance folle est un récit d’enfance et d’adolescence. Magda, la narratrice part de la trace (le début n’est pas au commencement, ça commence toujours par la fin, c’est-à-dire par la trace de ce qui s’est passé longtemps avant), et remonte dans les anfractuosités de l’être, de la famille. Gravement brûlée toute petite fille, Magda explore, à partir de cette cicatrice-origine.

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La chronique que j’hésitais à écrire

Le livre que je ne voulais pas écrire, Erwan Larher, Quidam éditeur, 2017

« Mur de la liberté », P. Valent, mise en forme de témoignages, mots et objets, collés sur un mur-barrière, un des dix projets de mémorial en hommage aux victimes du Bataclan (choix en cours, 2017)

Ce livre me pose la question que l’auteur s’est posée, même si les contextes n’ont rien à voir. Erwan Larher, romancier, a été blessé le 13 novembre 2015 au Bataclan et écrit là-dessus après avoir un temps refusé de le faire. Je nourris ce blog de livres aimés, je me demande si j’ai aimé ce livre et si j’ai envie d’en parler ici. Dans le doute, je l’emporte sur l’île. Comme un objet qu’on emporte dans son atelier pour voir ce qu’il a dans le ventre. Là, rien à réparer, juste à fouiner un peu, par goût de l’exploration (littéraire).

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J comme jardin

Tous sens dehors

Alphabet fantaisie, XVIe siècle

Je ou jardin ? J’ai hésité. Puiser dans le tombereau de choses écrites sur l’autobiographie, l’autofiction, la personne, première, qui s’élance, seule visible, dans l’écriture ou l’espace clos, cultivé, d’agrément ou nourricier, secret ou public, parfois zoologique. J’ai opté pour celui-ci. À cause des images de lectures anciennes qui me sont revenues, La faute de l’abbé Mouret, Bouvard et Pécuchet, Colette, de films aimés (Meurtre dans un jardin anglais, Blow-Up, Shining, Rohmer), d’un puzzle aussi (ces femmes en grandes robes blanches posées dans un immense jardin de 500 pièces signé Claude Monet) qui me donna tant de mal, enfant. Pénétrons donc cet endroit-là coloré, parfumé, sonorisé par l’oiseau, l’insecte ou le vent, dont on peut, aux beaux jours, goûter la framboise velue, ce J comme JARDIN.

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I comme île

Imaginaire par nature

Alphabet fantaisie, XVIe siècle

Été, ma petite académie en est à la lettre I, le blog s’appelle comme on sait, tout converge vers cette terre isolée, intrigante, fantasmée, refuge ou prison, bagne ou paradis, confetti ou assez vaste pour faire oublier la mer autour, tropicale ou glacée, avec ou sans îliens, caillou ou plantée d’arbres immenses dont on se demande s’ils ne prennent pas racine en mer. En un mot, court, à la fois féminin et masculin, léger, mille fois chanté, sensuel, le I étirant les lèvres à l’horizontale puis l’L roulé par la langue soudain stoppée dans son élan. Est-il beaucoup de mots de seulement trois lettres qui en entraînent autant dans leur sillage ? D’accord, il y a aussi vie, eau, feu, oui, non, été, mer et quelques autres (cruciverbistes, n’hésitez pas à compléter), mais île a une belle place au soleil des associations.  Le prononcer, c’est déjà partir. Explorations tous azimuts avec I comme ÎLE.

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par Isabelle Louviot