Sur une île j’écrirai

Anguille sous roche, Ali Zamir, Le Tripode, 2016

Je ne connais rien à la littérature de l’océan Indien. Je n’ai lu ni le comorien Mohamed Toihiri (La république des Imberbes, 1985), ni le malgache Jean-Luc Raharimanana (L’arbre anthropophage, 2004), ni le réunionnais Axel Gauvin, ni la mauricienne Natacha Appanah dont le dernier roman, Tropique de la violence prend pour cadre l’île française de Mayotte. Je n’ai foulé aucune de ces terres lointaines, ne sais pas grand-chose de leur histoire, mais je viens de finir Anguille sous roche d’Ali Zamir, Comorien de 27 ans. C’est un roman-phrase de 320 pages qui prend pour temps de narration la noyade d’une jeune fille dans l’océan reliant et séparant deux îles de l’archipel des Comores. Déroulé d’une histoire avant engloutissement annoncé.

Née sur l’île d’Anjouan, Anguille vit avec son père Connait-Tout et sa sœur jumelle Crotale (la mère est morte en leur donnant naissance), et tombe amoureuse du beau Vorace. Enceinte, découverte par Connait-Tout qui sait tout, l’adolescente est jetée hors de la maison familiale. Elle tente de gagner Mayotte, mais dans le noir de la mer agitée, le kwassa-kwassa (canot de pêche instable) coule.

Je ne connais rien à la littérature de l’océan Indien mais l’écriture d’A. Zamir m’a rappelé une autre écriture îlienne, celle de Patrick Chamoiseau. Peut-être moins colorée, moins truculente, la langue du jeune Comorien est mêmement bigarrée. Audace des juxtapositions de registres (scatologique, familier, sensuel, lyrique), proclamations du libre usage de la langue (chacun utilisera son mot comme il utilise son corps dans ce bazar-là qu’on appelle monde), considérations imagées (Le cul d’une poule n’est qu’un et il fait pourtant plusieurs choses, excréter, faire pipi, baiser et pondre) et vitalité des expressions jugées désuètes ailleurs (Vorace est bâti à chaux et à sable).

Edouard Glissant disait que la littérature ne se produit pas en suspension, ce n’est pas une suspension dans l’air. Elle provient d’un lieu. Ce lieu de l’île, qu’elle soit baignée par l’océan Indien ou la mer des Caraïbes, est un lieu de passage, de métissage. La langue et la littérature en portent la trace réjouissante. Confluences, elles fabriquent un même ferment identitaire. La littérature de l’océan Indien a une singularité pour Magali Nirina Marson. Leurs écrivains éprouvent le besoin d’écrire leur île pour en souligner la part sombre, héritage d’une Histoire prédatrice (esclavage, colonisation, migrations meurtrières). L’écriture ressasse l’engloutissement, répète une Histoire-blessure, dont les configurations et figures du pouvoir disent les mêmes principes sous d’autres formes. Vivant depuis toujours son lieu natal comme imposé et pénible, l’insulaire semble voué à une erre subie.

Des visages et des morts pour un cimetière de kwasa, installation sonore et visuelle créée par la compagnie de théâtre comorienne O Mcezo, autour du visa Balladur (1995) instaurant l’obligation de présenter un visa à l’entrée de Mayotte pour les Comoriens issus du reste de l’archipel.
« Le bras de mer de 70 km séparant Anjouan de Mayotte est devenu le plus grand cimetière marin de la région », indique Soeuf El Badawi, auteur et artiste comorien, à l’origine d’O Mcezo.

Le roman d’A. Zamir s’inscrit avec force dans cette tradition douloureuse. Anguille figure cette tentative-tentation régulièrement recommencée de s’émanciper, grandir, aimer sans y parvenir.  Oh, la terre m’a vomie, la mer m’avale, les cieux m’espèrent… lance-t-elle dès le début du texte. Souvenirs, sensations, étonnements, résolutions, anecdotes tissent son récit. La reconstitution de sa courte vie sonne comme un ultime flux-flot qui dit une vie en paroles (tradition de la transmission orale, du conteur, un autre rapprochement avec Chamoiseau). Anguille apparaît alors comme une double incarnation. Celle de l’écriture (que font l’écriture et la littérature si ce n’est, inlassablement, réinventer des formes de dire pour ressasser la vie ?) et celle de la vie même… qui glisse, impossible à attraper (Je veux voir la suite de mes souvenirs, mais est-ce bien des souvenirs ou bien des visions chimériques…).

Des histoires anguilliformes, des histoires vraiment vraies et bizarrement bizarres. Comment capter le vrai, souvent bizarre, et le restituer, loin du pré-établi, de l’immobile ? Par ce premier roman débridé, Ali Zamir creuse ce point central de la littérature et se moque par la voix de sa créature anguilliforme des académismes… Ces présumés immortels, qui est immortel dans ce monde déjà, mon œil, ces présumés Immortels en habit vert qui s’enferment tous les jeudis, comme des fous, dans un certain quai Conti pour débattre du sens des mots.

Je ne connaissais rien à la littérature de l’océan Indien mais je sens, avec ce roman-là, que comme la mer dont parle Connait-Tout, elle garde un trésor dans son ventre pour les titulaires légaux de testicules pas pour les cossards qui se prennent pour des princes. Alors, avis à tous ceux qui ont goûté et aimé de ces trésors-là, n’hésitez pas à partager vos trouvailles !

Né dans l’archipel des Comores où il vit, Ali Zamir a étudié la littérature au Caire, ville dans laquelle il a écrit Anguille sous roche. Ce roman a reçu le prix Senghor 2016 du premier roman francophone.

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