Archives par mot-clé : absence

Notes orphelines ou la langue du dessous

L’interdit, Gérard Wajcman, Nous, 2016

Carré blanc sur fond blanc, Kasimir Malevich, 1918

C’est un carré de 16 cm de côté[1], la couverture aqueuse est faite de deux bandes blanches, l’une très blanche, l’autre à peine grisée. On ouvre et on découvre que le texte ne court que sur des notes de bas de page. Il y en a 207 ou 208 si on compte la dernière, non numérotée. Le tout sur 264 pages portant chacune le titre courant, centré en haut, L’interdit, laissant voir un blanc entre ce mot et le début de la note. Le texte courant a été remplacé par un blanc courant. Une postface de l’auteur éclaire la singulière entreprise. En 1986, Denoël avait publié pour la première fois ce roman. Vingt ans plus tard, l’éditeur Nous s’y attelle à nouveau. Lecture fragmentée et saisissante, qui m’a laissée à plusieurs reprises, bienheureux principe de contagion, interdite. 

Encore…

S comme silence

Le blanc de la parole

Marie-Léone s’est tue. Elle n’était déjà pas bavarde. Elle était abonnée à l’île et c’était la mère d’une amie. Je ne l’ai vue qu’une fois, dans une église où sa fille chantait. Un cancer l’a vite emportée au début du mois de mars. Je savais par sa fille que ce blog comptait beaucoup pour elle, et elle était presque toujours la première à ouvrir les niouzeletters annonçant une publication. Je ne la connaissais pas. Dans l’église, elle m’avait lancé « Ah c’est vous ! », et j’avais senti dans les quelques mots qui avaient suivi, tout petits, ni compliments, ni politesses, dans sa façon de parler, quelque chose comme un laser. Elle parlait en perçant quelque chose. Chronique à trous. S comme SILENCE.

Encore…

L’art de se passer d’être connu

Le précepteur, 1942 et Le parjure, 1964, Henri Thomas, Gallimard

L’artiste devant le bord de mer, Gustave Courbet, 1854, Musée Fabre, Montpellier

J’ai découvert Henri Thomas par l’amie d’une amie. Je me souviens de l’écart entre ce qu’elle disait, passionnée, et mon creux, mon ornière qu’avec ses mots elle comblait. Je ne faisais qu’écouter sans avoir lu mais quelque chose se déposait déjà, une couche, un nid se fabriquait pour les mots qui allaient venir, ceux d’Henri Thomas. L’œuvre est large, une cinquantaine de titres parus (Gallimard, Fata Morgana, Le temps qu’il fait…), romans, poésie, essais, correspondance, carnets. L’université ne s’est intéressée à lui qu’en 2003, dix ans après sa mort. Un premier colloque international s’ouvrit sur ce constat. Pour des dizaines de thèses sur Duras, une seule alors sur Thomas. Et ses lecteurs ne sont pas légions. A 31 ans, il écrivait à Jean Paulhan, Je crois que le véritable écrivain est un homme qui fait effort pour se passer d’être connu. Et le faux écrivain, etc.

Encore…

Dans le ciel rouge de Paris

L’envol ou le rêve de voler, présenté par Antoine de Galbert, la Maison rouge, Flammarion, 2018

Yves Klein, Le saut dans le vide, tirage argentique, 1960

Le lieu fermera, une fois l’exposition en cours achevée, le 28 octobre 2018. L’envol ou le rêve de voler, tel est le nom prophétique, testamentaire, de la dernière exposition de la Maison rouge. Lorsque j’y suis allée, elle irradiait, la lumière d’une fin d’après-midi d’août rougissait le ciel, comme si le lieu diffusait ce qu’il contenait… L’envol ou le rêve de voler est un parcours enchanteur, léger comme l’air, tout en interrogations gazeuses sur le vieux rêve humain, en essais poétiques et infructueux, sauf à dire que le vol peut ne durer qu’une fraction de seconde, un simple saut pour s’arracher à l’attraction terrestre. Alors, sous le ciel de la Maison rouge il y a…

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Des absentes au goût d’absinthe

Minuit en mon silence, Pierre Cendors, Le Tripode, 2017 // Une autre Aurélia, Jean François Billeter, Allia, 2017

Ce sont deux textes courts, une centaine de pages chacun. Je les ai lus rapprochés dans le temps et je les ai rapprochés autrement. Chacun est centré sur une absente, une absence. Dans Minuit en mon silence, un jeune soldat allemand, avant de repartir au front avec la certitude d’y mourir, adresse une lettre d’amour à une jeune Else rencontrée avant la guerre à Paris. La lettre est datée du 28 septembre 1914. Dans Une autre Aurélia, Jean François Billeter, 78 ans, recense sous la forme d’un journal serré, ses impressions après la mort de sa femme, Wen, le 9 novembre 2012. Deux femmes aimées qui s’éloignent, deux hommes qui formulent leur solitude, deux jeux d’aller-retour entre présence et absence, deux textes d’une grande densité émotionnelle.

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Sens de lecture

l’absence, Anna Boulanger, Le Tripode, 2016

Je ne sais pas pourquoi mais j’aime bien me rappeler ce qui m’a conduit à un livre. Je le fais parfois dans ce blog. Je le fais souvent quand je parle d’un livre à quelqu’un (je sens d’ailleurs que ça agace et qu’on aimerait bien que j’en arrive au fait, ce qui est peut-être déjà votre cas, en ce moment, mais j’ai appris à supporter mes détours et les effets qu’ils provoquent). La première fois que j’ai entendu parler de ce livre, il y a deux semaines, c’était dans une formation que j’animais sur le métier d’éditeur. J’avais proposé au petit groupe d’apprentis de choisir dans l’immensité éditoriale une couverture qu’ils trouvaient réussie et d’expliquer pourquoi. Parmi les couvertures sélectionnées, il y avait celle-ci.

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Démocratie es-tu là ?

La lucidité, José Saramago, traduit du portugais par Geneviève Leibrich, Le Seuil, 2004

José de Sousa Saramago (1922-2010)

J’avais essayé de le lire voici quelques années, cinq ans et demi exactement, puisque j’ai récemment retrouvé dans ses pages un chèque, non encaissé, daté du 8 août 2011. Intérêt de certains marque-pages. Je n’étais cependant pas parvenue à m’attacher à ce texte perçu alors comme ardu, froid, lisse, compact. Je l’avais choisi après l’enthousiasme de L’aveuglement (1997), dans lequel José Saramago conte la diffusion d’une mystérieuse maladie aveuglante. En quelques semaines, toute une population contaminée retourne à la sauvagerie. La lucidité est aussi une fable. Elle prend pour situation initiale le raz-de-marée du vote blanc dans une capitale lors d’élections municipales. Effet boomerang d’un vote qui produit du chaos, démocratie prise à son propre piège. Continuer la lecture de Démocratie es-tu là ?

Partir en vacances de soi

Disparaître de soiUne tentation contemporaine, David Le Breton, Métailié, 2015

Monica Vitti dans L’Avventura de Michelangelo Antonioni (1960)

Partir, fuir, quitter, abandonner une place, une identité, pour s’évanouir ou reconstruire quelque chose ailleurs. Miracle du déplacement dans l’espace ou l’imaginaire pour s’oublier, se transformer. Je suis tombée un peu par hasard sur l’essai de David Le Breton, Disparaître de soi, lecture étonnante et stimulante !

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