Archives par mot-clé : féminin

Grandes coupures

Les photos qu’elle ne montre à personne, Katrien De Blauwer, présenté par Philippe Azoury, Textuel, 2022

À Arles, aux Rencontres de la photographie, on peut voir des images de Katrien de Blauwer, exposée là alors qu’elle ne photographie pas. L’artiste belge découpe des photos dans des magazines des années 1960-70, les assemble (souvent par deux), ajoute parfois de la couleur (gouache, crayon, bande de papier). Dans l’espace Croisière où ces images sont accrochées, on circule dans de petites salles, que j’imagine pièces d’un ancien appartement. Les murs sont peints de couleurs claires, les sols sont couverts de carrelages de ciment aux motifs géométriques. Entre ces alcôves et les images qu’elles abritent, une même histoire se déroule, celle d’un retour énigmatique. Quelque chose revient, mais autrement, quelque chose de nu, fragile, coupé, coupant.

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L’empire des seins

Autres autres seins, Jean Guerreschi, La Bibliothèque, 2022

Jean Guerreschi a écrit Seins (2006), Autres seins (2007) et dans un incontestable esprit de suite, Autres autres seins (2022). Dans la préface de ce dernier titre, l’auteur fait ses comptes et parvient à la somme rondelette de 107 seins tracés par lui dans la trilogie. Le collectionneur a un prédécesseur, l’espagnol Ramón Gomez de la Serna, qui en 1917 publia Seins. Près de 160 textes courts (on arrondit, les comptes sont complexes) fantasques et sautillants sur le motif charnu. L’obsession masculine pour la partie féminine est courante (et sa représentation artistique foisonnante) mais dans le cas Guerreschi, de quoi accouche-t-elle ? 

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Grazie, Graciano

Johanne, Marc Graciano, Le Tripode, 2022

Marc Graciano a écrit une Jeanne d’Arc. Elle s’appelle Johanne et le Tripode la publie. Une Johanne en treize chapitres, de Domrémy à Chinon, de l’enfance à la rencontre avec le Dauphin. Le temps heureux, pourrait-on dire, avant les batailles, avant le bûcher. Le temps de l’élan, des voix et de la marche avec les fidèles compagnons, encadrant et soutenant la pucelle. 

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La funambule Dufourmantelle

La femme et le sacrifice, D’Antigone à la femme d’à côté, Anne Dufourmantelle, Denoël, 2018 (nouvelle édition).

La Mort d’Ophélie, John Everett Millais, 1852, Tate Gallery, Londres

Partie sauver les enfants d’une amie, Anne Dufourmantelle est morte noyée durant l’été 2017. Dix ans auparavant, elle avait écrit cet essai puisant dans la littérature, son travail de psychanalyste et sa culture philosophique, sur les relations entre femme et sacrifice. Un texte et un acte liés, l’un semblant annoncer l’autre. Et dans le dernier chapitre, elle souligne cette intrication pour une autre noyée. Tous les romans de Virginia Woolf sont crépusculaires, ils portent l’évidence d’une mort annoncée comme condition de la vie, de l’intensité d’une vie dont chaque instant présent se détache sur fond de disparition imminente. Le sacrifice se situe sur une frontière, entre vie et mort, entre ce que l’on croit devoir et ce que l’on donne, entre un être et une collectivité, entre le réel et ce qui le transcende. C’est un fil fin, souvent invisible, que l’essayiste suit en funambule éclairée.

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Hitchcock en Amérique, à coups de griffes

Harold, Louis-Stéphane Ulysse, La Bibliothèque, 2018

Si sur une île je devais n’emporter qu’une seule filmographie ce serait celle d’Hitchcock. Éclatant du visible tranchant sur le sombre du secret, chaque film comme une succession de couches à détacher une à une sans être jamais sûr du noyau auquel on parvient. Des films vus et revus sans épuisement. Un peu comme les peintures de Hopper, deux esthétiques classiques et l’obsession de la construction impeccable. Sous la clarté des films de l’un et des peintures de l’autre, l’effroi, l’impureté, le désordre, le manque. De la fin des années 1950 aux années 1980, le roman de Louis-Stéphane Ulysse explore l’ombre d’Hitchcock et celle de l’Amérique. Il le fait à coups de griffes, à l’image de son personnage principal, un corbeau nommé Harold. Lumineuse peinture d’un monde en noir.

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Grande galerie poétique

Histoire naturelle, textes et dessins de Félix Labisse, Éditions Interférences, 2012

Au moment où vous vous y attendez le moins, surgiront dans votre solitude des personnages aux féminités extravagantes, mi-femme mi-bête mi-démone, des succubes frénétiques à visage d’insectes, des amoureuses au sourire de panthère, des demoiselles échevelées aux yeux d’anges… et la liste se prolonge généreusement… Le peintre, poète, illustrateur, Félix Labisse (1905-1982) conseille au lecteur, au rêveur N’hésitez pas, ouvrez vos portes, vos bras, vos lèvres. Laissez-vous engloutir dans les sables mouvants où elles vont conduiront. Histoire naturelle est une galerie de trente portraits à la plume, texte et dessin, de créatures merveilleuses, qui ont pour noms la Guivre-Guénégote, l’Amante religieuse ou la Tarentule des lettres, le Cherche-midi ou le Parsifal. À Paris, ces jours-ci, sur la place Saint-Sulpice que Perec n’a pas épuisée, le marché de la poésie bat son plein. Visite guidée d’un album qui en déborde.

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Sainte Leonora, rêvez pour nous

La vie songeuse de Leonora de la Cruz, texte d’Agnieszka Taborska, traduit du polonais par Véronique Patte, illustrations de Selena Kimball, Éditions Interférences, 2007

Dans la librairie de la rue de Jouy, je l’ai feuilleté, attirée par sa couverture tout en nuances de gris. Une délicate main de femme surplombe un homme barbu, buste penché, accueillant sur son épaule une jambe nue. Détail d’une illustration de l’intérieur. L’ensemble semble se situer dans une église envahie par les eaux, la jambe nue pourrait appartenir à la femme coiffée d’un foulard, qui pleure, regard tourné vers l’homme ou le ciel. Ce n’est pas sûr. D’ailleurs rien n’est sûr dans cet album consacré à Leonora de la Cruz, hormis sa beauté, extérieure et intérieure.

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Naïvetés

Détenues, Bettina Rheims, préface de Robert Badinter, texte de Nadeije Laneyrie-Dagen, Gallimard, 2018

Dans la Sainte-Chapelle du château de Vincennes se tient jusqu’au 30 avril l’exposition de Bettina Rheims, Détenues. Détachée de toute construction, très haute, longs rectangles de vitraux miroitant dans le soleil, la Sainte-Chapelle a quelque chose de fier, de prétentieux, d’exalté. À l’intérieur, c’est une autre histoire qui est racontée avec ces photographies. Encouragée par Robert Badinter, B. Rheims a photographié des femmes en prison. Chacune se découpe sur un mur blanc, assise sur un tabouret que l’on ne voit pas, et nous circulons, corps minuscules dans l’édifice imposant, parmi ces images de femmes nous regardant ou pas, enfermées à Rennes, Poitiers-Vivonne, Roanne ou Lyon-Corbas.

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Lady Catherine Millet

Aimer Lawrence, Catherine Millet, Flammarion, 2017

D. H. Lawrence, photographié par Nickolas Muray, 1925

Lors de sa publication en 2001, je suis passée complètement à côté de La vie sexuelle de Catherine M. Je viens de lire ce texte après avoir écouté les cinq émissions de A voix nue récemment consacrées à son auteur. Critique d’art, cofondatrice en 1972 de la revue d’art contemporain Art Press, Catherine Millet a donc raconté sa vie sexuelle dans un récit qui obtint un très large succès en France (vendu à plus d’un million d’exemplaires) et ailleurs (traduit dans une vingtaine de langues). Écartant l’ordre chronologique, elle adopte une approche précise et clinique de critique d’art, abordant successivement le nombre, l’espace, l’espace replié et les détails pour restituer et continuer d’explorer une vie sexuelle riche, par son étendue, son éclectisme et sa liberté. De ce récit-là au texte sur D. H. Lawrence, il n’y avait qu’un tout petit glissement. Les héroïnes de l’auteur de L’amant de Lady Chatterley sont en effet tumultueuses, modernes, ne [cédant] en rien de leurs désirs ni de leur volonté et n’en sont pas moins traversées par l’inconscient de l’espèce.

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Bovary à Empant-sur-Nive

La condition pavillonnaire, Sophie Divry, Éditions Noir sur blanc, 2014

Chose annoncée, chose faite, j’ai lu La condition pavillonnaire, roman de Sophie Divry. Le titre sonne comme un essai. Je pense à La condition pénitentiaire, écrit par deux philosophes, Toni Ferry et Dragan Brkic (2013), sur les traitements corporels de la délinquance. Dans le roman aussi, il est question d’enfermement.  Celui de M.A. dans sa condition de femme. Durant plusieurs pages, j’ai pensé à La femme gelée d’Annie Ernaux. J’avais même l’impression gênante que le texte d’A. Ernaux faisait de l’ombre à celui de S. Divry, qu’il le dominait. Et puis La condition pavillonnaire a pris le large, créant son propre sillon… et elle a rejoint l’île.

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