Archives par mot-clé : langue

Au pays des ânes et des ânesses

Natalia Ginzburg, Les mots de la tribu (traduit de l’italien par Michèle Causse, Grasset, 1966) et Les petites vertus (traduit par Adriana R. Salem, Ypsilon, 2021)

Dans Les mots, Sartre raconte sa famille comme un creuset dans lequel les mots sont venus au petit Jean-Paul, lecteur, écrivain. Dans Les mots de la tribu, Natalia Ginzburg raconte sa famille par les mots qui y avaient cours, phrases répétées par le père, la mère et les autres. Ce petit corpus de toutes les familles, plus ou moins riche, plus ou moins célébré, plus ou moins sacré. Expressions, phrases, comme des bornes hérissées sur le territoire de l’enfance. Souvenirs totémiques plus vibrants (on réentend la voix de celle ou celui qui les disait) que des objets transmis par héritage.

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L’empire des seins

Autres autres seins, Jean Guerreschi, La Bibliothèque, 2022

Jean Guerreschi a écrit Seins (2006), Autres seins (2007) et dans un incontestable esprit de suite, Autres autres seins (2022). Dans la préface de ce dernier titre, l’auteur fait ses comptes et parvient à la somme rondelette de 107 seins tracés par lui dans la trilogie. Le collectionneur a un prédécesseur, l’espagnol Ramón Gomez de la Serna, qui en 1917 publia Seins. Près de 160 textes courts (on arrondit, les comptes sont complexes) fantasques et sautillants sur le motif charnu. L’obsession masculine pour la partie féminine est courante (et sa représentation artistique foisonnante) mais dans le cas Guerreschi, de quoi accouche-t-elle ? 

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Le goût de la fée

Sèvre, eaux fortes, Vincent Dutois, le Réalgar, 2020

Pour la première fois je suis allée à Niort. Pour la première fois, je suis entrée dans la librairie des Halles, centrale et spacieuse. On y trouve ce qu’on cherche et ce qu’on ne cherche pas, grandeur de la librairie. Je saisis le livre, mince et petit, parmi tant d’autres. L’œil, la main, et les doigts qui écartent les pages. Quelques lignes, ça suffit. Confiance dans l’effluve. Je paie. Le texte dessine la Sèvre. L’écrivain la suit sur une carte, sur un timbre, sur la terre, dans le temps. C’est un geste d’écriture avec arabesques, délicatesses et frémissements, un murmure.

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Quand l’enfant était enfant

Dans la limite des corps disponibles, Grégoire Louis, Verticales, 2005

Ron Mueck, Boy, 2001, détail d’une sculpture de 5 mètres de haut

Grégoire Louis a 28 ans quand paraît chez Verticales Dans la limite des corps disponibles son premier et seul roman à ce jour. C’est une déambulation, celle d’Andréa entre l’enfance et le début de l’âge adulte. J’ignore de qui je suis la maladie, l’Andréa. Je rends l’assiette propre d’un festin qui pue, celui d’un corps explosé, respiration d’un volcan. Andréa l’innocence fardée, je lèche sa grimace de parasite, Andréa est une anamorphose et nous formons un couple de siamois immonde. Je suis l’adulte perché sur les épaules de l’enfant, et cet enfant, c’est moi.

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Aux amoureux de la langue

Petite archéologie des dictionnaires, Richelet, Furetière, Littré, présenté et annoté par Jacques Damade, La Bibliothèque, 2003 // Poésie du gérondif, Jean-Pierre Minaudier, Le Tripode, 2017

Dictionnaires et grammaires sont deux types d’ouvrages qui décrivent la langue, l’énoncent, l’expliquent, l’illustrent. Deux types d’ouvrages qui en parlent de l’extérieur, tout en s’en nourrissant et en usant pour s’écrire eux-mêmes (comment faire autrement ?). Petite archéologie des dictionnaires et Poésie du gérondif explorent avec humour, joie et curiosité chacun de ces versants. Amoureux de la langue, ne pas s’abstenir.

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Pauvreté et lumière

Nous sommes tous innocents, Cathy Jurado-Lécina, Aux forges de Vulcain, 2015

J.B. Millet, « Délicate étude Paysan nourrissant ses poules », dessin à la mine de plomb, vers 1880

Un extrait pour commencer, large, généreux. Comment dire la belle langue autrement qu’en la citant, largement, généreusement ?

Trop tard : la lame a tranché net la peau de son index, juste au-dessus de l’articulation. La douleur acide le surprend là où il ne l’attendait pas. Un pincement au niveau de la gorge, un gros noyau de sanglots retenant le cri, le confinant dans sa poitrine où il fait un raffut d’enfer. Puis le sang afflue, gouttant sur la chair pâle et humide des légumes, le long des pelures violacées, sur la planche de bois. Éclat du sang sur la nacre du navet.

– T’as encore passé trop de temps sur les livres, Jeannot. Voilà le résultat. T’es en train de nous barbouiller la soupe, là, avec ton sang de cochon. Pousse-toi que je m’y mette et donne ce couteau. Allons ! Va donc t’enturbanner ça avec un linge.

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Anne Lima ou Madame Chandeigne

Direction Luxembourg, la station de RER, le jardin, le 11 rue de Médicis. Lieu historique, librairie et éditions José Corti s’y installent en 1938, la librairie des éditeurs associés y est désormais sise. Lieu de mon rendez-vous avec Anne Lima, directrice des éditions Chandeigne, créées voici 25 ans avec Michel Chandeigne. Portrait d’une éditrice discrète, résolue et audacieuse.

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Histoire d’un décollement

Une chance folle, Anne Godard, Minuit, 2017

L. Fontana, « Concetto speziale, Attesa », 1965. La toile lacérée ouvre une troisième dimension.

Certaines écritures accumulent, édifient, représentent le monde, d’autres dénudent, déplient, déblaient. Les unes ajoutent, les autres soustraient. Celle d’Anne Godard est de celles-ci. Elle se glisse dans les interstices, les gratte, les révèle. L’écriture est investie d’une mission, accoucher d’une langue unique (Pour pouvoir respirer et que ma langue soit la mienne seulement, et non cette viande fibreuse que j’aurais remâchée sans jamais l’avaler). Une chance folle est un récit d’enfance et d’adolescence. Magda, la narratrice part de la trace (le début n’est pas au commencement, ça commence toujours par la fin, c’est-à-dire par la trace de ce qui s’est passé longtemps avant), et remonte dans les anfractuosités de l’être, de la famille. Gravement brûlée toute petite fille, Magda explore, à partir de cette cicatrice-origine.

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Épopée au pays d’Épépé

Épépé, Ferenc Karinthy, traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy, présenté par Emmanuel Carrère, Zulma, 2013

Budaï est hongrois, chercheur en linguistique, et se rend en Finlande pour participer à un congrès. Bizarrement, l’avion l’emmène dans un autre pays dont il ne connait pas la langue et auquel il ne comprend pas grand-chose. Sa culture (expert en étymologie, il maîtrise plusieurs langues et systèmes d’écriture), sa capacité à analyser, déduire, discourir, raisonner ne servent à rien dans ce pays étrange et profondément étranger. Dystopie loufoque, Épépé est un voyage cauchemardesque durant lequel j’ai passé mon temps à émettre des hypothèses. Mémoire d’une lecture en action.

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Plus qu’à 37 points de l’appareil à raclette !

Zaï zaï zaï zaï, Fabcaro, 6 pieds sous terre Éditions, 2016

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Tout commence à la caisse du supermarché. Un client a oublié l’indispensable carte du magasin. Il sera pour cela poursuivi par toutes-les-polices-du-pays. Auteur et héros d’un road movie déglingué, Fabcaro livre avec Zaï zaï zaï zaï, une critique puissante et hilarante de notre société. Traversant plusieurs univers (le commerce, la police et la gendarmerie, la politique, les médias, l’école, sans oublier… le petit monde de la BD), Fabcaro questionne à coups de vignettes drôles et (car ?) déconcertantes un sujet majeur, l’identité et la singularité. A quoi s’attaque-t-il ?

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