Ti-Zibié, ton stylo te fera mourir couillon !

Solibo Magnifique, Patrick Chamoiseau, Gallimard, 1988

P. Gauguin, Palmiers de Martinique, 1887
P. Gauguin, Palmiers de Martinique, 1887

Quand j’ai lu pour la première fois Patrick Chamoiseau (Texaco, Gallimard, 1992), j’ai eu l’impression simultanée de découvrir et de comprendre une nouvelle langue. Pas seulement une nouvelle langue d’écriture, non, une nouvelle langue pour communiquer. Une langue étrangère, comme on dit pour faire la distinction avec sa langue maternelle. Je la comprenais par la lecture. Il y eut quelque chose de miraculeux. Une langue de feu, telle celle décrite par la Bible dans l’épisode de la Pentecôte où chaque apôtre touché par l’esprit saint parle désormais toutes les langues, venait de se poser sur moi. Bon, d’accord, cette langue n’était pas si éloignée de ma langue maternelle… mais quelle langue !

Je me suis souvenue de cette impression récemment, à la lecture de Solibo Magnifique.

Le conteur Solibo est découvert mort. Nous sommes à Fort-de-France pendant le carnaval. C’est à une double enquête que l’auteur nous convie. L’une est menée par le duo de choc brigadier-chef Philémon Bouaffesse et inspecteur principal Evariste Pilon. L’autre, par Patrick Chamoiseau, lui-même personnage de son roman, sur un des derniers conteurs de l’île. L’écrivain préfère se dire marqueur de paroles, il refuse une agonie : celle de l’oraliture, traitant par cette trouvaille, la langue orale à égalité avec l’écriture.

Ce soir de carnaval, Solibo est allongé au pied d’un tamarinier, sous un gravier d’étoiles au ciel, entouré d’un petit auditoire. Il parle, parle, puis hoqueté dans un virage de la parole, s’arrête. Le conteur trépasse sans que la compagnie ne croie à une mort que rien n’a annoncé. A l’issue d’égayantes interrogations et de croustillantes délibérations, on décide de faire appel à un médecin. Doudou-Ménar, la vendeuse de fruits confits, s’en charge et c’est la police qu’elle ramène. Les bavures d’une délirante enquête tropicale s’enchaînent alors.

Avec ces péripéties et ces interrogatoires loufoques (la police est persuadée qu’un crime a été commis), le portrait du Maître de la parole s’esquisse. Charlot le joueur de saxo (quel Charlot ? celui qui joue dans les films comiques sans jamais ouvrir la bouche alors qu’on a payé le cinéma ?) se souvient.  Par sa seule présence, Solibo avait calmé le cochon fou. Sidonise la vendeuse de sorbets se souvient. Solibo avait préparé le touffé de requin qu’entre amis, ils avaient dégusté, comme dire une troupe de voleurs sur un portefeuille de béké. Puis, ils avaient quitté l’endroit avec des ventres de femmes enceintes, un marcher de canard. Sans attaches, sensible aux plaisirs, Solibo est un être sage, libre d’une parole qu’il distribue sans compter sur les marchés ou sous les arbres.

Lire Chamzibié (chacun ici, à commencer par Chamoiseau qui en a plus d’un, a son surnom, signe que la parole sait tenir son rang face à la raideur de l’état civil) c’est entrer dans une langue sensuelle, éclatante d’images. On l’entend dans le silence de sa lecture (son des tambours gros-ka, de l’écriture kritia kritia, souvenir des contes-cricraks).

C’est aussi une langue charriant les blessures de la Martinique (mémoire de l’esclavage, de la colonisation, relations avec la métropole).  Il est dit de Bouaffesse, chef dans l’âme : Sur le bateau négrier, c’est lui qui nous aurait baignés à l’eau de mer, désinfecté la cale au vinaigre bouilli, nous aurait frottés d’huile un peu avant la vente. Ces allusions sont marqueurs de traditions, d’époques dont la langue de Ti-Zibié garde la trace. Les surnoms des personnages sont porteurs d’une anecdote, de leurs origines. Congo (son père est arrivé d’Afrique après l’abolition de l’esclavage) vivote en vendant des râpes à manioc dont plus personne ne veut. La culture vivrière identitaire a presque disparu, remplacée par la farine de blé importée de France.

Les interrogatoires menés par le délirant brigadier-chef sont l’occasion de frottements savoureux entre langues, entre mondes. D’un côté, le français de la métropole, l’état civil, l’administration, la procédure, l’écriture du procès-verbal, le temps mesuré en heures, jours, années, la logique… De l’autre, le créole ou un français qui s’y abreuve goulument, le plaisir de la discussion, les histoires transmises, les deux croix pour signature, la vie rythmée par les saisons, celle des mangots verts, de la pastèque, du thon ou par l’attente du soir, passée à suçoter le rhum, sans montre ni calendrier.

Reste le défi que s’est donné l’oiseau de Cham. Capturer un autre oiseau, la parole du conteur, que tous pleurent, mais qui sur la fin de ses jours, trouvait difficilement des lieux, des oreilles pour écouter une parole désormais confinée dans des spectacles organisés par les autorités culturelles locales. Après la mort de Solibo, Ti-Cham sait cette parole définitivement perdue, mais il poursuit son geste de collecteur d’impossible.

Alors que la première partie du roman est nommée Avant la parole – L’écrit du malheur, la deuxième s’intitule Après la parole – l’écrit du souvenir. Explorateur de la langue, Chamoiseau reconstitue avec ceux qui en dernier ont écouté le conteur, les paroles du Maître. Témoin d’une oralité disparue, ce texte est poème, logorrhée, fleuve, navire sans boussole. Il accoste toutes les rives (le congo qui donne sa sueur au béké resté sur son cheval, la parole impossible à bailler, le doux sirop de Sidonise). Avec ses mots, jeux de mots et interpellations du public, il sillonne la terre de Martinique. Avec son pauvre stylo, Ti-Zibié, pas si couillon, a réussi à fixer une trace de cette parole drôle et jaillissante, hymne à une liberté grave et joyeuse.

Né en 1953 en Martinique, Patrick Chamoiseau est l’auteur d’une œuvre riche, creusant l’identité créole, mêlant romans (le magnifique Texaco,1992), récits (L’empreinte à Crusoé, 2012), contes, autobiographies (Antan d’enfance, 1990), essais et scénarios.

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