Tragédie forestière

Et quelquefois j’ai comme une grande idée, Ken Kesey, traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Cazé, Monsieur Toussaint Louverture, 2015

ken keseyD’abord, parler de l’objet. Très beau, avec de l’esprit, du soin, de la conviction, de la culture. La jaquette de couverture est ornée de motifs constructivistes évoquant la forêt, décor du roman. En quatrième de couverture, à côté du prix du livre, un merci délicatement imprimé. A l’intérieur, la dernière page pourrait être utilisée comme support de formation dans l’édition. Elle détaille les papiers, typographies, encres, dimensions de l’ouvrage ainsi que le temps de travail (8 ans !) qu’a nécessité sa réalisation. Le tout assorti de vifs encouragements à ne pas lâcher, malgré l’épaisseur (896 pages). Tout ceci est à l’image du roman, singulier et colossal.

Oregon, années 1950. La ville forestière de Wakonda est prise en tenaille entre une grève des bûcherons de la Wakonda Pacific (protestant contre l’automatisation de la coupe) et la famille Stamper, durement installée là, depuis trois générations, qui poursuit son activité et sape le mouvement.

Le roman se déploie en un immense fleuve que Ken Kesey descend, remonte à la source, affronte, explore dans toutes ses ramifications. Et ce n’est pas un hasard si le prologue, magnifique, détaille la Wakonda Auga, le fleuve jouxtant la ville. D’abord métallique comme un arc-en-ciel d’aluminium, un long copeau d’alliage lunaire (…). De plus près, elle se fait organique, vaste sourire liquide aux gencives hérissées de pilotis brisés et pourrissants. Et plus loin, elle dissimule le cruel biseau de son courant sous une surface lisse.

Assez rapidement, nous sommes bringuebalés entre plusieurs narrateurs, parfois extérieur, parfois intérieurs. Seule issue, plonger, laisser agir, pénétrer l’univers de Wakonda. Entrer dans le Snag, un des derniers bars de la ville, lieu des confidences alcoolisées et des bagarres. Garder un œil sur la Wakonda Auga, qui absorbe la terre et ensevelit les habitations trop proches. Entrer dans la maison des Stamper construite à proximité du dangereux cours d’eau mais que la famille parvient à dominer. Et bien sûr, arpenter les pentes dont le bois est arraché et débardé en grumes vers la scierie.

Plusieurs bras de fer mettent le roman en tension. Le premier est social, économique. Il oppose les intérêts collectifs défendus par les syndicalistes grévistes aux Stamper, et notamment son leader, Hank. Solitaire, il tient le clan familial. Il ne croit qu’en lui-même, son nom. Métaphore de l’individu en action contre la meute soumise à la norme.

Hank est héros de tragédie. Son père Henry, lui-même une légende, a fixé au mur dès la naissance de l’enfant, une pancarte portant sa devise. Lâche rien de rien ! Fort, courageux, intuitif, Hank n’est arrêté par aucune épreuve. Ni la mort, ni la trahison, ni l’abandon de ses proches, n’auront raison de lui.

Paul Newman (Hank) dans l'adaptation qu'il a lui-même réalisée au cinéma (Le Clan des irréductibles, 1971)
Paul Newman (Hank) dans l’adaptation qu’il a lui-même réalisée au cinéma (Le Clan des irréductibles, 1971)

C’est un blues de Leadbelly (1933) qui a donné son titre au roman. Et quelquefois j’ai comme une grande idée / de me jeter dans la rivière aussi entend-on dans la chanson Goodnight, Irene. La rivière est l’ultime épreuve de Hank. Tentant d’y charrier les dernières grumes, il refuse le compromis, pourtant fraîchement négocié avec le syndicat.

Le second bras de fer est intime. Il oppose Hank à son demi-frère, de douze ans plus jeune que lui. Étudiant, intellectuel, cultivé, Lee est revenu de New York pour mener sa propre bataille familiale. Il supporte mal le suicide de sa mère. Et il supporte encore moins ce grand frère tout-puissant qui a eu une aventure avec elle, écrasant un peu plus le frérot par cet acte. Lee est un héros d’un autre genre. Travaillé par la douleur, la peur, la perte, la difficulté à être au monde, il est en creux, intérieur, mais comme Hank, il ne lâche rien. Il aura sa revanche.

Entre les deux hommes, Viv, la belle épouse de Hank, est écartelée, attirée par la force de l’un et par la sensibilité de l’autre.

Le roman de Kesey compte d’autres confrontations, souvent savoureuses dans lesquelles raison et folie se mêlent allègrement. Entre l’hypersensible Lee et son ami, le patient Peters ou entre le calme secrétariat général du syndicat, Jonathan Draeger et le bûcheron surexcité Floyd Evenwrite. Les dialogues secouent les oppositions d’avis, de perceptions et sont souvent chahutés eux-mêmes par des monologues intérieurs venant s’intégrer au récit.

C’est la force de cette écriture-là. Elle croise en permanence les voix, celles des personnages et celles qu’ils entendent, à l’intérieur d’eux-mêmes. Nous passons fréquemment de Hank à Lee comme pour mieux éprouver leur guerre continue, leur proximité à la fois réelle et impossible. Kesey sait tisser les voix, la sienne avec celles de ses personnages pour créer la matière épaisse, touffue de la densité humaine.

Il installe cette polyphonie à la fois violente et drôle (l’ai-je dit ? tous les personnages ont beaucoup de franchise et d’humour) dans une nature peinte avec soin. Octobre dans l’Oregon, quand on brûle l’éteule dans les champs de fléole et d’ivraie, le ciel lui-même s’embrase. Des vols de troglodytes fusent des bosquets d’aulnes rouges comme des étincelles dispersées d’un coup de pied dans un feu de camp, la truite bondit à nouveau, et le fleuve roule ses lents flots en fusion…

Étudiant de littérature, Ken Kesey (1935-2001) fut recruté par un hôpital pour tester plusieurs substances hallucinogènes et a poursuivi ses propres expériences ensuite  dans le mouvement psychédélique des années 60. Il est l’auteur de pièces et romans dont le célèbre Vol au-dessus d’un nid de coucou (Stock, 1976) adapté au cinéma par Milos Forman (1975).

3 réflexions sur « Tragédie forestière »

  1. Un chef-d’œuvre, un livre colossal, un livre « fleuve » : « Et quelquefois j’ai comme une grande idée » de Ken Kesey, l’auteur de « Vol au-dessus d’un nid de coucou ».
    Livre « Fleuve » pas pour filer gentiment la métaphore de cette histoire qui se déploie autour de la rivière Wakonda Auga, mais parce que la forme même du récit emprunte au fleuve : ses voix, ses courants, ses tumultes, ses faux apaisements, ses colères, ses débordements. Un livre extraordinaire. Pourquoi ce livre de 1964 n’avait-il jamais été traduit en français ? Immense bravo aux éditions Monsieur Toussaint Louverture (http://www.monsieurtoussaintlouverture.net/Livres/Ken_Kesey/Ken_Kesey_GA_index.html) d’avoir découvert cette pépite, immense merci à Isabelle Louviot de m’avoir incité à le lire avec son blog https://suruneilejemporterais.fr/
  2. Oui, Conrad… et revoir certains films prenant pour décor / « personnage » des fleuves grandioses, auxquels se confronter…. Apocalypse now (1979), l’adaptation libre du roman de Conrad, située par F. Coppola sur un fleuve asiatique durant la guerre du Vietnam ou Fitzcaraldo de W. Herzog (1982), cette impossible remontée de l’Amazone pour aller construire un opéra au beau milieu de la forêt péruvienne.
    Ce sont des entreprises apparemment insensées, comme celle d’avoir traduit et publié pour la première fois en France, l’épais et touffu roman de K. Kesey… 51 ans après sa parution aux États-Unis. Héroïque entreprise d’édition !
  3. La description de l’objet, du texte et de ses personnages donne vivement envie de l’emporter en lecture d’été et… de relire une autre histoire qui se déploie elle aussi autour d’un autre fleuve immense, « Au coeur des ténèbres » de Joseph Conrad.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.