Total Mexico

Jeu nouveau, Raphaël Meltz, Le Tripode, 2018

Raphaël Meltz m’intrigue, je l’ai déjà dit. Je mets de côté le personnage public qui a co-créé et fait vivre un temps la revue de papier Le Tigre et avant, celle virtuelle de R de réel, celui qui a été en 2011 candidat à la direction du Monde ou celui qui a occupé récemment les fonctions d’attaché culturel à l’ambassade de France du Mexique. Non, ce qui m’intrigue, depuis Urbs, c’est son rapport avec l’écriture, cette façon de s’y montrer dedans et dehors, de désosser tout en donnant chair, de nous plonger dans une narration tout en paraissant rester observateur de lui-même (mais quel lui-même ? quel je ?). Je me suis donc embarquée avec une grande curiosité dans ce Jeu nouveau, 382 pages dont 130 de questions, doutes, sources, analyses, commentaires qui font cortège au roman.

En guise de préliminaire, l’équivalent du cinématographique « toute ressemblance avec… purement fortuite ». Non, le Raphaël Meltz personnage et narrateur de l’histoire n’a rien à voir avec le personnage public cité plus haut ou avec l’être humain, vivant sa vraie vie quelque part. Il est fiction comme les différents personnages évoluant dans les 252 premières pages de Jeu nouveau. Amateurs de romans à clés, passez votre chemin, même si quelques passerelles sont tendues vers la réalité, les notes d’écriture en attestent.

L’histoire se déroule à Mexico. Le personnage principal, je dirai RM, pour simplifier et le distinguer de celui qui signe le livre, est attaché culturel au Mexique, métier facile à exercer, extrêmement bien payé, et qui ne demande pas de compétences particulières, hormis celle d’obtenir le poste (…). La mission, déguisée sous un immense fatras verbeux, consiste à faire venir des artistes, écrivains, intellectuels français dans le pays dans lequel on se trouve en poste, en payant leurs billets d’avion cependant que les institutions locales prennent en charge les autres dépenses (…) on dit « dialogue des cultures ». C’est RM qui parle, donc pas de problème, personne ne s’affole, ne s’offusque de l’ironie qui point, pas de rabat-joie pour dire que l’attaché culturel crache dans la soupe. La soupe, il la transforme en livre, se vantant d’inventer.

Et l’écrivain R. Meltz aime s’attaquer à de gros trucs. Ambitieux, il aime se confronter au total, au tout, l’ombre du grand poète dans Mallarmé et moi, le dérèglement du monde dans Urbs, la démesure de Mexico dans Jeu nouveau. Et Mexico n’est pas seulement une ville géante, avec ses villes dans la ville, ses volcans, c’est aussi un grand corps colonial, une fois que Cortès s’est débarrassé de tant d’affreux Aztèques peuplant Tenochtitlán avant 1521, puis post-colonial à partir de 1821. L’ambition de l’écrivain est simple, offrir la ville au lecteur. Et comme il est assez fou, ratissant large et creusant profond, il charrie l’histoire, la géographie, le politique, la littérature, citant généreusement ceux qui l’ont précédé. Giacomo Costantino-Beltrami dans Le Mexique (1830) occupe une place de choix au début des notes d’écriture. Et je trouve la citation trop belle pour la couper. Qui pourrait peindre le grand volcan de Popocatépetl au sud-sud-est, élevant au ciel son encens, perçant de sa cime les régions anciennes à 2771 toises au-dessus du niveau de la mer, et redoublant son offrande, en se renouvelant, comme dans un miroir, dans les eaux du Chalco et du Xochimilco, qu’il nourrit lui-même de la fonte de ses neiges éternelles ? Qui décrira le contraste frappant des collines les plus riantes, les plus variées, avec des rochers les plus escarpés, les plus romantiques qui surplombent la vallée à l’est et à l’ouest ? Qui peindra enfin, la débouchée, au nord, dont l’élévation insensible se perd dans les brouillards du lointain ? Et ces villages répandus dans ce vaste bassin, dont quelques-uns semblent sortir avec leur clocher du sein des eaux des lacs, tous grands épisodes et grands acteurs sur la scène ? Et le merveilleux panorama de Mexico et des environs que vous avez sous les yeux ? Et les pensées qui viennent vous agiter sur le passé, vous étonner du présent, et vous faire pénétrer de mille vagues conjectures à travers l’avenir ? Ce sont des tableaux et des émotions que ma plume ne saurait vous tracer, mais vous saurez les imaginer.

RM parcourt la ville, si possible à vélo, vite devenue sa ville. Y rouler était une forme d’extase amoureuse, j’étais bien tout simplement, tout me plaisait en elle, tout ou presque car Polanco, le quartier des ambassades où je devais aller travailler chaque matin, m’était invisible, n’existait pas. Et c’est à partir de cette tension, je suis attaché culturel mais je méprise ce qui sous-tend le job, la bureaucratie et les ronds de jambe, ce néant, que s’invente l’histoire. RM a une idée. On va jouer, faire deux équipes mixtes, franco-mexicaines, avec dans chacune, trois écrivains, un militaire et un attaché, à la culture dans l’une, à la défense, dans l’autre.

Codex de Florence (XVIe siècle), représentant une scène atzèque de jeu de patolli, jeu de hasard populaire, proche du jeu de l’oie

Comme dans Urbs, un petit groupe parcourt un espace dont l’histoire, la géographie, les tensions politiques, l’âme sensible sont peu à peu mises à jour. Mais là, le projet est plus fou, plus subtil, plus absurde. Dans Urbs, chacun proposait un moyen de s’attaquer au monde pour le dynamiter. Dans Jeu nouveau, différents sets de jeux de guerre fabriquent une métaphore paradoxale de la coopération culturelle.

Jouer pour de vrai. Jouer dehors. Sortir. Sortir du cadre, l’échiquier ou l‘ambassade. Trouver quelque chose ayant à voir avec le réel, toucher au réel, sortir du virtuel, de ces écrans qui nous bouffent, de ces livres qui nous assoupissent, de ces combinaisons de mouvements qui nous frustrent, enfin marcher, marcher vraiment (…) retrouver la joie de l’enfance du jeu. Le jeu avant la complexification. La simplicité – quelque chose ayant à voir avec la vie, en réalité. Et R. Meltz n’y va pas mollo, ballon prisonnier, énigmes à la bibliothèque, jeux de ronde, cache-cache… tout y passe pour faire équipe entre écrivains des deux pays unissez-vous. Jeux à double-fond entre fiction et réalité, dans la fiction. On sort des codex de l’oubli, on fricote avec la DGSE, on découvre la ville mythique d’Aztlan, matrice de Tenochtitlán, on s’amuse de voir comme le jeu prend à peine troublé par quelques anicroches. Et RM qui s’agite, oiseau fêlé, tellement inventif dans la glue de l’ambassade… C’est drôle, érudit, tranchant, émouvant aussi.

La véritable coopération culturelle aurait la clarté pure du jeu, on sait qu’on joue, les enfants le posent d’emblée (on dirait que je serais…). Le jeu comme vérité, honnêteté, simplicité et possibilité d’action. Magie de la littérature, tours de passe-passe, détours. Tout ça très réjouissant. Il y a dans l’écriture de R. Meltz un mouvement pendulaire entre l’excitation du plein, une curiosité obsessionnelle, la connaissance qui étoffe l’être, l’aide à penser, regarder, aimer le monde, y être et l’angoisse de l’inutile, du vain, du sans objet. Jouer pour quoi au fait ? Pour rien. Une sorte de nihilisme très habité, contré par la vie, l’action, la mise en scène, la drôlerie, la littérature. C’est ce match, jamais nul, que j’aime suivre quand je lis R. Meltz.

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