Volodine, inventeur en tous genres

Écrivains, Antoine Volodine, Le Seuil, 2010

Antoine Volodine est un fabricant en gros. Il ne lésine pas, il aime les accumulations, les énumérations, les saturations. A. Volodine, qui ne s’appelle d’ailleurs peut-être pas comme ça, écrit aussi sous plusieurs pseudonymes connus (Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Eli Kronauer) et peut-être inconnus, invente à tour de bras. Écrivains est un texte fait de sept, unis par la présence dans chacun d’un écrivain. C’est noir, drôle et plein d’inventions. Ce livre, âgé d’à peine sept ans, est épuisé dans sa version papier. Regrets. Restent l’epub et l’occasion.

Un de mes textes préférés s’intitule Remerciements. Presque vingt pages rassemblent les remerciements d’un écrivain à tous ceux qui l’ont aidé, d’une façon ou d’une autre, dans son travail. Sont ainsi répertoriées des situations loufoques, graves ou très quotidiennes, considérées par l’écrivain comme des moments décisifs de son parcours. Il est temps de remercier avec la plus grande ferveur et émotion Yleenia Yam et Mimna Agaldibuk, sans qui je n’aurais jamais réussi à sortir de la grange où m’avaient enfermé leurs cousins, qui étaient aussi leurs souteneurs. Sans leur intervention décisive, je crois pouvoir dire que la suite de mes publications aurait été intégralement posthume.

Inventaire imaginaire reflétant le foisonnement intérieur d’un écrivain débordé par son invention, hommage à ceux qui ne savent pas ce qu’ils donnent à l’écrivain, auto-dérision de l’écrivain sur sa capacité à inventer (La déclaration amoureuse qu’elle a chuchotée à mon oreille dans l’ascenseur a été reproduite, quoi que de manière volontairement moins personnelle, à la fin de Lueurs dans la route) et quelques considérations sur la vie du livre (Merci à mon éditeur de l’époque Malcolm Okada qui m’a suggéré d‘intituler pour premier roman Aux viandes réunies, alors que j’avais prévu pour titre Essai sur la dualité).

Un de mes textes préférés s’intitule Comancer. Oui, c’est comme ça que c’est écrit. Cela commence par le souvenir d’un écolier qui écrit sans pouvoir s’arrêter, échappé de la discipline scolaire. Je pense tranquillement au cancre de Prévert ou à la photographie de Doisneau, celle du garçon fuyant la classe par le regard. Mais assez vite, une autre scène glisse par-dessus la première. Un écrivain est torturé, sommé de se souvenir, de parler. Les tortionnaires vocifèrent. Le texte d’A. Volodine mêle les bribes enfantines d’un texte titré Comancer, les souvenirs de l’écrivain et la scène au cours de laquelle il est torturé par un commando délirant. A. Volodine superpose, tresse, brouille.

Un de mes textes préférés s’intitule Mathias Olbane. C’est le nom d’un écrivain qui considérait que le jeu poétique, l’assemblage éphémère des mots, la plongée dans l’image, étaient une dimension importante dans son existence, mais que son activité, pour urgente qu’elle fût, ne méritait pas d’aboutir à un volume normalisé, fermé et mort sur une étagère. Sans le sou, après plusieurs années de prison, Mathias Olbane se retrouve seul face à un pistolet qui pourrait lui donner la mort. Encore faudrait-il pouvoir y arriver.

R. Topor, illustration réalisée pour « Nouvelles en trois lignes » de F. Fénéon, lithographie, 1975

Un de mes textes préférés s’intitule Discours aux nomades et aux morts. Dans sa cellule, la magnifique Linda Woo prononce une conférence sur les écrivains post-exotiques. Les écrivains post-exotiques n’étaient pas des scribouilleurs de pacotille, ils se sont engagés en politique avec des armes, ils ont pris le chemin de la clandestinité et de la subversion, et sans craindre ni la folie ni la mort, ils se sont lancés dans une bataille où ils n’avaient qu’une chance minime de gagner (…) et ils se sont ainsi retrouvés soldats et solitaires, dérisoirement peu nombreux, sur le front d’une guerre où, combat après combat, ils perdaient tout.

Un de mes textes préférés…

Il y en a sept. Sept portraits en creux, en plein, d’écrivains qui écrivent beaucoup, passionnément ou très peu. Pour les peindre, A. Volodine invente tout, courant littéraire (le post-exotisme), œuvres, histoires de vie, noires, sanglantes.

Il est souvent question de prison, d’enfermement. Invention délirante et enfermement vont de pair chez Volodine. L’invention délirante coupe du monde, comme elle invite à le regarder autrement ou tout simplement l’accepter. Dans son roman Alto solo (Minuit, 1991), A. Volodine a écrit quelque chose en ce sens. Lorsque le monde lui déplaît sous tous ses angles, l’écrivain, sur le papier, métamorphose le tissu de la vérité. Il ne se contente pas de dénoncer, sur un ton d’amertume dépitée, ce qui l’entoure. Il ne reproduit pas trait pour trait l’élémentaire brutalité, l’animale tragédie à quoi se réduit le destin des hommes. Au lieu de cela, il choisit de la vie réelle, les brins les plus ténus, ombres et harmoniques, et à ses souvenirs il les entremêle à des visions qu’il a eues pendant son sommeil et qu’il chérit, à son passé, il les entrelace, aux impatiences, aux erreurs, aux croyances déçues de son enfance.

Des sept portraits d’Écrivains, un huitième se dégage, complexe, pluriel, celui d’un certain Volodine, drôle et tragique, caustique et lyrique, obsédé du passé et visionnaire. Un inventeur, comme il y en a peu.

Né en 1950, traducteur (du portugais et du russe vers le français), romancier, Antoine Volodine, sous ce nom et d’autres, est l’auteur d’une œuvre large et foisonnante croisant dimensions fantastique et quotidienne. Mêlant provocation et profonde réflexion sur la narration, il a inventé un courant littéraire, le post-exotisme, qu’il a théorisé (Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Gallimard, 1998) et nourri, s’y référant régulièrement dans son œuvre.

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