David Meulemans veut déchirer le réel

Un nouvel éditeur-Robinson sur l’île… Rappel du jeu pour les distraits ou les fraîchement débarqués, je rencontre un éditeur, créateur de sa maison, explorateur-découvreur à sa façon de la terre littéraire, je lui soumets quelques questions plus ou moins métaphoriques, et tire son portrait en images et en mots. Deuxième étage au 212 de la rue Saint-Martin. Je traverse d’abord une belle salle blanche, lumineuse. Aux murs, l’intégrale de la revue Esprit fondée en 1932 par Emmanuel Mounier, au centre, une longue table rectangulaire autour de laquelle s’installe régulièrement la rédaction. Après un petit couloir et quelques marches, j’accède à l’antre de David Meulemans. Né en 1978, normalien, il a abandonné l’enseignement de la philosophie pour créer en 2010, les éditions Aux forges de Vulcain. Portrait d’un artisan humble et ambitieux.

Et si Aux Forges de Vulcain étaient une île… ? Silence, réflexion, un peu de perplexité aussi. Et puis, les images arrivent, un paysage se forme. Une île dans la Baltique, avec des galets, j’aime pas le sable, j’aime pas le soleil ni la chaleur, s’excuse en souriant D. Meulemans, la plage d’un film de Bergman, Persona, avec un bateau qui nous permet de revenir à la civilisation en une heure, une île minérale, où tout est en noir et blanc, un environnement très simple dans lequel peuvent se jouer d’immenses moments métaphysiques. Un endroit où on pourrait jouer aux échecs avec la Mort comme dans Le septième sceau…  L’existentiel est au coin de la rue nommée réel et l’éditeur est bien décidé à le saisir…

La maison a été lancée de façon très naïve. Un ami, Charles Marie, est en train d’écrire un roman. Avant même son achèvement, et avant même d’avoir créé sa maison, D. Meulemans lui propose de le publier. Contretemps, premier titre des Forges, porte bien son nom. Le texte sort sans le soutien des métiers et savoir-faire du livre (pas de maquettiste, de diffuseur, de distributeur, de libraires) et passe donc aisément inaperçu. Pourtant, il porte l’esprit des Forges, une esthétique qui dépasse l’habituel découpage entre littérature réaliste et littérature de genre, renouant ainsi avec une littérature allégorique, dominante jusqu’en 1850.

L’éditeur milite pour cette littérature-là par laquelle existe un autre rapport au possible. Quand le réalisme constate, explique, et d’une certaine façon fait accepter le réel, l’allégorie ouvre une autre porte, détourne et… change le monde. Pas dans un sens radical. L’éditeur croit plus à l’illusion régulatrice. Il emprunte sa devise à F. S. Fitzgerald, On devrait pouvoir par exemple comprendre que les choses sont sans espoir et cependant être décidé à les changer. Son modèle d’explorateur, c’est Ernest Shackelton (1874-1922) qui clamait pour enrôler ses compagnons de route vers l’Antarctique, Cherche aventurier, mort assurée mais si victoire, triomphe intégral. Pousser l’effort, l’audace au plus loin et pouvoir dire après Au moins, on se sera bien amusés ! On n’a pas froid aux yeux chez Vulcain…

Au catalogue d’une centaine de titres, romans et essais, littérature classique et contemporaine, française et étrangère, notamment américaine, anglaise mais aussi, indienne. Des livres unis par une même curiosité, une même envie d’aller explorer des marges riches et fécondes. La folie par exemple. Nous sommes tous innocents (Cathy Jurado) et L’histoire de ma vie (Henry Darger) en sont deux exemples. Artiste peintre (re)connu après sa mort, Darger sent la façon dont on le tient à l’écart du monde, mais il a fabriqué le sien, peuplé de fillettes, de créatures ailées et de violence. D. Meulemans parle de la folie comme d’une expérience extrême de la liberté sociale.

L’expression revient souvent dans sa bouche. L’édition comme l’écriture sont des moyens de sortir du jeu social habituel et de faire jouer cette liberté avec une belle amplitude. Il égrène les noms de ses auteurs, Cathy Jurado, Michèle Astrud, Gilles Marchand, Romain Ternaux… qui n’attendent pas la reconnaissance sociale, le plus mauvais moteur de la création. Éditer des gens pour lesquels publier un roman est une étape supplémentaire de leur cursus honorum, avec réussir l’agrég, travailler dans un cabinet ministériel et avoir une tribune dans Le Monde, ne l’intéresse pas. Il parle de son besoin de sentir dans les manuscrits, la nécessité intérieure. Narration, langue et propos sur le monde sont les ingrédients recherchés. Si le premier est un peu faible, il peut retravailler avec l’auteur. En revanche, les deux autres doivent être là, la langue juste, précise et le regard singulier, ils appartiennent à l’auteur.

Lorsqu’il lit un texte qui l’intéresse d’un auteur qu’il ne connaît pas, D. Meulemans a besoin de le rencontrer. Une précaution, s’assurer de ce qui fonde l’écrit, s’assurer que travailler ensemble sera possible. Le texte seul ne suffit pas. L’éditeur entretient avec ses auteurs une amitié emersonnienne… Difficile avec lui de couper aux références, toujours prêtes à surgir, pour enrichir, illustrer, revendiquer des filiations. L’amitiéessai de l’américain R. W. Emerson (1841publié aux Forges en 2009) porte une définition exigeante et pleine de ce sentiment mêlant affection, respect, égalité des vertus (Je hais la manière dont le nom de l’amitié est prostitué ou en vient à désigner des alliances à la mode entre personnes du monde. Je préfère de loin la compagnie des valets de charrue et des étameurs au parfum d’une amitié en habit de soie…).

En littérature, l’éditeur prône le postulat imaginatif, milite pour la lecture qui décolle du réel. C’est par l’imagination, le merveilleux, le magique, la science-fiction, le détour d’une allégorie ou d’un mythe que l’on peut déchirer le réel et le lire autrement. Mais la peur du trop d’imagination, apparenté pour certains au n’importe quoi, est fréquente. À propos de Un funambule sur le sable (Gilles marchand), on lui a dit récemment que non, décidément, cette histoire d’enfant qui naît avec un violon dans la tête, c’était vraiment pas possible… Pourtant le roman examine de façon très réaliste les conséquences de ce handicap, devenant tellement éloquent sur le réel. Pourtant, La Fontaine, J. Vernes, F. Kafka, B. Vian, G. Perec, A.-Fournier, O. Wilde, sans parler de M. Shelley (Frankenstein) ou R. L. Stevenson (L’étrange cas du Docteur Jekyll et de M. Hide), tous et bien d’autres ont très largement navigué sur les eaux d’un imaginaire débridé. Qui le leur a reproché ?

La plus grande folie des Forges, c’est Jésus de Nazareth de Paul Verhoeven. Fan du réalisateur néerlandais (Robocop, Total Recall, Basic Instinct ou Elle), D. Meulemans découvre qu’il travaille depuis plus de vingt ans sur Jésus. Faute de financement, P. Verhoeven n’a pu en faire un film, mais écrit sur cette figure politique, leader charismatique, affront à l’autocratie juive et aux Romains. L’éditeur se souvient précisément de la date de parution du titre, le 2 avril 2015. Il n’a fait confiance qu’à son goût personnel et ne s’est posé aucune question de réception. Avec près de 6000 exemplaires vendus, le résultat est appréciable pour un livre né dans un écartèlement, un auteur athée de films trash, pop, doté d’un sens aigu du récit, écrivant de façon très documentée sur un sujet (en France) pré carré de quelques biblistes catholiques.

Peut-être que ce qui m’a frappée le plus chez l’éditeur-forgeron c’est la simplicité avec laquelle se côtoient curiosité pour le monde (ce qu’il est et ce qu’on ne sait pas encore qu’il est), goût pour l’infini des allers-retours entre imaginaire et réel, et humilité, modestie. D. Meulemans reconnait que ses choix de couvertures n’étaient pas bons, on le lui a dit, il a entendu. Avec la graphiste, formée à la création d’affiches, la même depuis le début, ils ont retravaillé. De nouvelles lignes ont surgi, plus actuelles, plus fortes. L’éditeur parle de ce parcours sans regret ni aigreur, un chemin nécessaire. Sa façon aussi d’exercer sa liberté sociale, avec ses risques et ses nouveaux élans. Au prochain salon du livre, Contretemps paraîtra dans de nouveaux habits, les librairies sont au courant, certains ont lu et aimé. Attachement à faire vivre textes et objet-livres qui à leur façon, insaisissable mais sûre, changent le monde.

2 réflexions sur « David Meulemans veut déchirer le réel »

  1. Et la bande dessinée underground « Das Kämpf » publiée aux Forges… un petit bijou toujours d’actualité.
    Sinon avec « curiosité pour le monde (ce qu’il est et ce qu’on ne sait pas encore qu’il est), goût pour l’infini des allers-retours entre imaginaire et réel, et humilité, modestie », tout, ou presque est dit

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