Archives par mot-clé : humour

le temps de l’accrochage

Musée, Nicolas Krief, texte de Stéphane Guégan, Gallimard, 2024

Au début, j’ai pensé que c’était un livre-gadget poussé à la lumière de Noël, un livre avec une idée « marrante », une idée « sympa » et puis c’est tout, un livre qui se tiendrait dans un tout petit espace d’invention, fermé sur lui-même, un livre sans fécondité aucune, un livre-concept, je crois qu’on dit comme ça. Et ben non, pas du tout ça. Tu prétends flairer très vite l’essence des livres, en les feuilletant, en grapillant des mots, des images, en y circulant comme tu veux… et tu te trompes. Voilà ce que je me suis dit une fois rentrée chez moi, où assise près du feu, j’ai tourné les pages dans l’ordre, observé chacune des photographies de Nicolas Krief et lu le texte de l’historien et critique d’art Stéphane Guégan.

Musée, c’est le regard d’un photographe sur un moment particulier d’une exposition, celui que nous, le public, ne voyons pas, le temps de l’accrochage. C’est le moment où des métiers se croisent, dialoguent pour déballer, (dé)placer les œuvres choisies, pour créer des cimaises, les peindre, pour fixer les cartels, pour éclairer, faire briller, dépoussiérer. C’est le moment où d’insolites corps à corps ont lieu entre les œuvres et les humains. Et nous, le public, on entrera, une fois cette cuisine de formes et de sens achevée, et nous ne saurons rien du ballet qui a couru dans les salles et sur les murs. Tout aura été fait pour le faire oublier. 

Musée aurait pu s’intituler Accrochages, titre du texte de présentation de Nicolas Krief. Cela aurait été plus juste. Ou Mur du songe, titre de celui de Stéphane Guégan. Cela aurait été plus poétique. À moins qu’on entende le musée comme un lieu plus vaste que celui qu’on connaît, qui le dépasse, un espace-temps qui ferait chanter les œuvres dès les premiers préparatifs de l’exposition, à coups de télescopages et de malicieux écarts. 

Nicolas Krief travaille avec l’instant. Il affirme : « Pas de mise en scène, pas d’éclairage d’appoint, pas de matériel de pose. » Et pourtant, on l’imagine tellement cette mise en scène… Qui a guidé ces mains gantées de caoutchouc sur les cuisses de ce faune de pierre ? Qui a suggéré à cet homme en jean et chemise marine de se poster ainsi face à l’homme peint par Caillebote ? Qui a chorégraphié la scène où trois installateurs à genoux cernent un corps torturé signé Henri Pontier ? Qui a suggéré à cet homme à la peau noire de regarder ainsi ce taureau blanc, œuvre de François Pompon ? Certaines images ont l’air de sortir d’un film de Bill Viola, ce vidéaste dont les performances frappent par leur mise en scène poussée à l’extrême.  Mais non, juste l’instant, le kaïros du photographe.

Nicolas Krief explore l’œuvre comme objet d’attentions. « J’ai d’abord été saisi par la technicité et la précision des gestes, qui donnaient une théâtralité aux scènes auxquelles j’assistais. […] j’ai très vite eu le sentiment qu’une authentique religiosité animait ces moments tenus secrets, à l’abri du regard du profane, où clercs et servants officiaient pour la préparation du culte. »

Et les photographies se chargent elles-mêmes de quelque chose de sacré, d’énigmatique, de burlesque aussi. Je pense à des collages de Max Ernst, à des films de Jacques Tati. Dans la zoothèque du Muséum d’Histoire naturelle, un homme a pour tête celle du bouquetin taxidermisé qu’il porte. Celle d’un autre homme est cachée par le tableau qu’il a dans les mains. L’oeuvre lui fait littéralement perdre la tête. Une femme avec aspirateur en hotte dans le dos, nettoie une vitrine de robots-jouets comme inspirée par l’objet de son aspiration.

Les jeux entre scènes réelles et scènes figurées se démultiplient, comme si les oeuvres ne pouvaient qu’inviter à de nouvelles lectures, naïves ou métaphysiques, drôles ou profondes. La frontière entre réel et art s’estompe par le jeu de la photographie qui les réunit et les articule. Par la grâce de ce regard et de ce beau livre pas-gadget-du-tout, l’institution musée qui agace parfois (trop de raideur, trop d’hermétisme, trop de convention, trop de démagogie…), se raconte ici, avec une poésie pleine de fraîcheur. Tant de mains, d’yeux, de corps humains s’activent auprès des corps peints, sculptés !

Un ballet qu’on peut voir comme la métaphore d’une relation renouvelée, réveillée, entre public et œuvres. Un public qui oserait se débarrasser d’un rapport conventionnel avec l’art, pour s’aventurer dans un face à face, un corps à corps sensible, audacieux, libre.

Depuis 2010, Nicolas Krief développe des projets photographiques liés à la préparation d’expositions organisées par de grandes institutions (Grand Palais, Musée d’Orsay, Louvre, Musée de l’Homme, Muséum d’Histoire naturelle…). Les photographies de Musée sont tirées de ces « avant » d’exposition.

Spécialiste du XIXe et du XXe siècle, conseiller scientifique auprès du Musée d’Orsay, Stéphane Guégan est notamment l’auteur de Baudelaire, l’art contre l’ennui (Flammarion, 2021), Caillebotte, peintre des extrêmes (Hazan, 2021) et Bonnard (Hazan, 2023).

C’est la fête à la grenouille

Kamasutra des grenouilles, Tomi Ungerer, Musée Tomi Ungerer – Centre international de l’illustration, 2020

Seize pages, grand format, papier épais, sans couverture, reliure cousue de fil rouge, bandeau titre imprimé en rouge. Seize pages couvertes de grenouillades érotiques, œuvre de Tomi Ungerer (1931-2019). Strasbourgeois de naissance, l’artiste dont la famille compte des bouchers, des pasteurs et des fabricants d’horloges astronomiques, a légué ses 14 000 dessins au musée qui a pris son nom. Et ce dernier réédite ce kamasutra des grenouilles, réjouissant d’audace (mais c’est le moins qu’on puisse attendre de ce genre d’inventaire) et de drôlerie. 

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Au pays des ânes et des ânesses

Natalia Ginzburg, Les mots de la tribu (traduit de l’italien par Michèle Causse, Grasset, 1966) et Les petites vertus (traduit par Adriana R. Salem, Ypsilon, 2021)

Dans Les mots, Sartre raconte sa famille comme un creuset dans lequel les mots sont venus au petit Jean-Paul, lecteur, écrivain. Dans Les mots de la tribu, Natalia Ginzburg raconte sa famille par les mots qui y avaient cours, phrases répétées par le père, la mère et les autres. Ce petit corpus de toutes les familles, plus ou moins riche, plus ou moins célébré, plus ou moins sacré. Expressions, phrases, comme des bornes hérissées sur le territoire de l’enfance. Souvenirs totémiques plus vibrants (on réentend la voix de celle ou celui qui les disait) que des objets transmis par héritage.

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Apnée

Mort aux girafes, Pierre Demarty, Le Tripode, 2021

Il y a des livres qui me font, d’emblée, quelque chose de physique ; les sensations varient, là, c’est une compression de la poitrine, la respiration coupée, et ce n’est pas parce que le texte commence par un suicide par pendaison que j’écris ça (pour ceux qui me reprochent de parler de la fin ou du milieu, je ne dévoile rien et je considère d’ailleurs que cela n’a pas vraiment d’importance, je déteste ce mot de spoiler qui se répand en trainée de poudre dès qu’on tente d’entrer dans la profondeur d’un livre ou d’un film), non, dans Mort aux girafes, c’est le rythme de la phrase qui crée cette sensation car il n’y en a qu’une qui court sur 194 pages et j’avais déjà eu cette apnée de lecture, phénomène pour le coup peu spoilé, voire pas du tout commenté, avec un autre livre signé Lydie Salvayre, La Conférence de Cintegabelle, dans lequel un homme monologue sur les joies et beautés de la conversation, un texte qui a d’ailleurs un autre point commun avec celui de Pierre Demarty, la drôlerie, lisant Mort aux girafes, j’ai parfois ri au point d’incommoder mon entourage, de soudaines embardées rieuses me sortaient de la gorge, à la fois gênantes car rompant brutalement le silence utile à l’acte de lire, et rassurantes car prouvant qu’au fond ma respiration ne s’était pas, comme je l’imaginais au début, brusquement interrompue, et à l’issue de cet examen littéraro-pulmonaire, les choses me paraissent désormais claires, il y a double contagion, du livre à la lectrice et de celle-ci à l’exploratrice qui de temps à autre, écrit des lignes, fini les gestes barrières, on se laisse faire par ce qu’on lit et on arrête de ratiociner, on prend la phrase unique en pleine figure, on la sent passer dans sa gorge, son estomac, elle circule en grand serpent tout coloré, mais on se demande quand même à un moment donné : Mais qu’est-ce que je suis en train de lire ? et puis aussi : Mais pourquoi j’écris moi aussi par monophrase, alors que je les aime les phrases, les longues certes, mais aussi les très courtes, dépouillées et sans verbe, et tout ce fatras de phrases avec des rythmes, des scintillements différents, c’est justement ça qui fait scintiller un texte, non ?

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La cuisine inventive de l’amour

Paula ou personne, Patrick Lapeyre, POL, 2020

Fanny Ardant et Gérard Depardieu dans La Femme d’à côté, François Truffaut, 1981

Récemment, Finkielkraut en a fait son sujet, L’amour toujoursSa petite excitation à en parler, à questionner Patrick Lapeyre m’a vite donné envie de lire le roman au joli titre. Toute pleine de mon appétit, j’ai couru à la librairie la plus proche de chez moi. J’ai même tenté de faire sourire ou faire jaillir quelque chose, n’importe quoi, de cette libraire désormais masquée plexiglacée mais ça ne change pas grand-chose pour elle, et dont je ne connais que trois phrases (C’est à quel nom ? Par carte ? Vous avez besoin d’un sac ?). Je lui dis que j’avais couru, imaginant qu’il n’y aurait plus d’exemplaire après la diffusion de l’émission radiophonique. Elle n’a pas moufté. J’avais encore perdu. Tu te crois toujours au temps d’Apostrophes ? ai-je pensé qu’elle pensait. Sans contact, pas de sac, merci. Sur le chemin du retour, j’ai couru encore avec ce petit bloc qui me brûle quand je la vois Mais-pourquoi-vous-faites-ce-métier? Ou peut-être qu’un jour, brutalement, d’elle-même elle s’ouvrira, s’éclairera parlant des livres qu’elle aime, peut-être même en conseillera-t-elle quelques-uns. Rentrée, j’ai lu Paula ou personne d’une traite.

Encore…

La guéparde

La séparation, Sophia de Séguin, Le Tripode, 2019

Je regarde ce guépard d’Aloys Zötl (1803-1887), teinturier autrichien qui peint un bestiaire auquel Julio Cortázar et André Breton rendirent hommage. L’animal tacheté fixe un point hors cadre, griffes des pattes avant bien visibles. Corps calme, il guette. Couleurs et formes se fondent dans une douceur éteinte. Tout semble se concentrer dans l’œil hypnotisé hypnotisant de l’animal. Sa lueur blanche convoque un hors-champ par nature inconnu. Le journal intime est de cet ordre, fouiller ce qu’on a sous les yeux chaque jour, le mettre à nu pour soi, et le cacher au monde. Jusqu’au jour où on le publie. 

Encore…

Crème de voyage

Libraires envolés – Bangkok Damas, Anne & Laurent Champs-Massart, illustrations de Véronique Aurégan-Poulain, La Bibliothèque, 2020

Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon. Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. Nicolas Bouvier introduit ainsi son Usage du monde et Anne & Laurent Champs-Massart ont voyagé sous ce soleil-là. Entre 2005 et 2018, les deux jeunes amants ont parcouru le monde. Partis avec des livres qu’ils espéraient vendre dans une librairie francophone qu’ils auraient ouverte dans le quartier des ferrailleurs à Bangkok, ils renoncent, et le voyage s’impose. Libraires envolés compte onze récits rapportés d’Asie. À l’ouvrage manque un bandeau portant mention Bouvier aurait adoré

Total Mexico

Jeu nouveau, Raphaël Meltz, Le Tripode, 2018

Raphaël Meltz m’intrigue, je l’ai déjà dit. Je mets de côté le personnage public qui a co-créé et fait vivre un temps la revue de papier Le Tigre et avant, celle virtuelle de R de réel, celui qui a été en 2011 candidat à la direction du Monde ou celui qui a occupé récemment les fonctions d’attaché culturel à l’ambassade de France du Mexique. Non, ce qui m’intrigue, depuis Urbs, c’est son rapport avec l’écriture, cette façon de s’y montrer dedans et dehors, de désosser tout en donnant chair, de nous plonger dans une narration tout en paraissant rester observateur de lui-même (mais quel lui-même ? quel je ?). Je me suis donc embarquée avec une grande curiosité dans ce Jeu nouveau, 382 pages dont 130 de questions, doutes, sources, analyses, commentaires qui font cortège au roman.

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Ô faits divers !

Le coup du lapin et autres histoires extravagantes, Didier Paquignon  Le Tripode, 2018

Quel est le point commun entre un coup du lapin et un fait divers ? On est pris par surprise. On peut mourir de l’un, surtout le lapin, et de l’autre, plutôt de rire, à sa lecture. Peintre, Didier Paquignon, est aussi collectionneur de faits divers. Dans Le coup du lapin, il illustre d’un magnifique monotoype près d’une centaine de faits divers glanés dans la presse française et étrangère. Histoires vraies, brèves, noires, drôles, bouleversantes. Un employé de la manufacture de tabacs de Palerme, muet de naissance, a été condamné à une amende de 400 000 lires pour avoir harcelé sa fiancé au téléphone à plusieurs reprises entre 1995 et 1996 (Corriere della Sera, 3 juin 1999).

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Dans le ciel rouge de Paris

L’envol ou le rêve de voler, présenté par Antoine de Galbert, la Maison rouge, Flammarion, 2018

Yves Klein, Le saut dans le vide, tirage argentique, 1960

Le lieu fermera, une fois l’exposition en cours achevée, le 28 octobre 2018. L’envol ou le rêve de voler, tel est le nom prophétique, testamentaire, de la dernière exposition de la Maison rouge. Lorsque j’y suis allée, elle irradiait, la lumière d’une fin d’après-midi d’août rougissait le ciel, comme si le lieu diffusait ce qu’il contenait… L’envol ou le rêve de voler est un parcours enchanteur, léger comme l’air, tout en interrogations gazeuses sur le vieux rêve humain, en essais poétiques et infructueux, sauf à dire que le vol peut ne durer qu’une fraction de seconde, un simple saut pour s’arracher à l’attraction terrestre. Alors, sous le ciel de la Maison rouge il y a…

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