Cette enquête, réjouissante dans sa forme et son intention, affole par ce qu’elle met à plat. Planète ꓭ raconte le monde régi par Amazon et son grand chef, Jeff Bezos. Dans l’ouvrage, les deux sont nommés Ɐ et ꓭ, soit deux archétypes dépassant l’entreprise et l’homme, mais racontant bien notre monde. L’artiste Gwenola Wagon fouille, recoupe, retourne les faits comme des gants, en invente des suites, dévoilant d’effrayants envers. Si j’étais libraire, je ferais suivre le grand A inversé argenté de la couverture d’un lire absolument.
Le droit du sol – Journal d’un vertige, Étienne Davodeau, Futuropolis, 2021
Il me semble que si j’avais découvert cet album dans le bac d’une librairie, si je l’avais feuilleté, je l’aurais refermé assez vite. Le classique de ses cases et de ses bulles, les contours doux, presque mous, tracés au gris, il me semble que rien ne m’aurait vraiment retenue et je l’aurais replacé dans le bac. Heureusement, les choses se sont passées autrement. C’était la semaine dernière à Saint-Dié, au festival de géographie, dit Fig ou même Figoland pour les très intimes. L’auteur racontait l’histoire de ce livre. Un trajet de 800 km qu’il a parcouru à pied pour relier Pech Merle, Lot, à Bure, Meuse. Pech Merle, c’est une grotte, aux parois couvertes d’un bestiaire préhistorique vieux de près de 30 000 ans. Bure c’est le futur. L’État a pour projet d’y accueillir les déchets nucléaires français les plus radioactifs. On réfléchit pour dans plusieurs milliers d’années. De la célèbre diagonale du vide, Étienne Davodeau fait une ligne du temps toute en tensions, déploie une matrice politique, scientifique et philosophique, qui passe aussi par son corps.
Durant l’été 22, en neuf épisodes, Lucile Germanangue a croqué le livre. La plupart des images étaient extraites de son livre Instabilité harmonieuse, qui contient « la vie, l’amour, le chaos, l’infini, des doutes et des détails qui n’en sont pas. » Un livre qu’elle a écrit, dessiné, mis en page, imprimé, relié et mis en dépôt ça et là à Bruxelles (galerie Sterput, librairie Par chemins) et à Paris (librairie du Centre Wallonie-Bruxelles, librairie Sans titre). On peut aussi se le procurer en s’adressant directement à elle.
Les photos qu’elle ne montre à personne, Katrien De Blauwer, présenté par Philippe Azoury, Textuel, 2022
À Arles, aux Rencontres de la photographie, on peut voir des images de Katrien de Blauwer, exposée là alors qu’elle ne photographie pas. L’artiste belge découpe des photos dans des magazines des années 1960-70, les assemble (souvent par deux), ajoute parfois de la couleur (gouache, crayon, bande de papier). Dans l’espace Croisière où ces images sont accrochées, on circule dans de petites salles, que j’imagine pièces d’un ancien appartement. Les murs sont peints de couleurs claires, les sols sont couverts de carrelages de ciment aux motifs géométriques. Entre ces alcôves et les images qu’elles abritent, une même histoire se déroule, celle d’un retour énigmatique. Quelque chose revient, mais autrement, quelque chose de nu, fragile, coupé, coupant.
Kamasutra des grenouilles, Tomi Ungerer, Musée Tomi Ungerer – Centre international de l’illustration, 2020
Seize pages, grand format, papier épais, sans couverture, reliure cousue de fil rouge, bandeau titre imprimé en rouge. Seize pages couvertes de grenouillades érotiques, œuvre de Tomi Ungerer (1931-2019). Strasbourgeois de naissance, l’artiste dont la famille compte des bouchers, des pasteurs et des fabricants d’horloges astronomiques, a légué ses 14 000 dessins au musée qui a pris son nom. Et ce dernier réédite ce kamasutra des grenouilles, réjouissant d’audace (mais c’est le moins qu’on puisse attendre de ce genre d’inventaire) et de drôlerie.
Georges Peignard, Varlamov (2019), La Fin du cuivre (2020) et Fugitives (2022), trois ouvrages parus au Tripode
Georges Peignard a créé trois récits visuels publiés par Le Tripode. Aucun texte dans Varlamov, inspiré d’une nouvelle de Tchekhov, La Steppe. Une simple postface dans La Fin du cuivre, dont La planète des singes, est une des origines. Et au début de Fugitive, inspiré du feuilleton américain éponyme, une vingtaine de cases avec texte seul et une postface. Dans chaque ouvrage, les mots sont soigneusement cantonnés et les images sont centrales, premières. Des motifs reviennent. Paysages désertés, chiens, grillages troués, ponts, rails, avions, du métal, du bois, des briques, des lits vides, des flammes, des êtres, humains ou animaux, qui fendent de grands espaces. C’est brun, orangé, gris, vert, des couleurs denses comme impossibles à percer. Les images construisent des récits énigmatiques, jamais immédiatement livrés. Des images que j’imagine brutalement surgies de l’esprit du peintre. Je m’installe dans ces paysages désertés, avec ces chiens, ces grillages troués, ces ponts, ces rails… Parce que de cet autre monde qui m’aimante, j’ai envie de rapporter des mots pour l’île. C’est la même tension que lorsqu’on écrit un rêve. Des images sont encore là, on sent leur puissance, on sent l’impuissance des mots, mais on écrit.
Natalia Ginzburg, Les mots de la tribu (traduit de l’italien par Michèle Causse, Grasset, 1966) et Les petites vertus (traduit par Adriana R. Salem, Ypsilon, 2021)
Dans Les mots, Sartre raconte sa famille comme un creuset dans lequel les mots sont venus au petit Jean-Paul, lecteur, écrivain. Dans Les mots de la tribu, Natalia Ginzburg raconte sa famille par les mots qui y avaient cours, phrases répétées par le père, la mère et les autres. Ce petit corpus de toutes les familles, plus ou moins riche, plus ou moins célébré, plus ou moins sacré. Expressions, phrases, comme des bornes hérissées sur le territoire de l’enfance. Souvenirs totémiques plus vibrants (on réentend la voix de celle ou celui qui les disait) que des objets transmis par héritage.
Autres autres seins, Jean Guerreschi, La Bibliothèque, 2022
Jean Guerreschi a écrit Seins (2006), Autres seins (2007) et dans un incontestable esprit de suite, Autres autres seins (2022). Dans la préface de ce dernier titre, l’auteur fait ses comptes et parvient à la somme rondelette de 107 seins tracés par lui dans la trilogie. Le collectionneur a un prédécesseur, l’espagnol Ramón Gomez de la Serna, qui en 1917 publia Seins. Près de 160 textes courts (on arrondit, les comptes sont complexes) fantasques et sautillants sur le motif charnu. L’obsession masculine pour la partie féminine est courante (et sa représentation artistique foisonnante) mais dans le cas Guerreschi, de quoi accouche-t-elle ?
Toyen, L’écart absolu, sous la direction d’Annie Lebrun, Anna Pravdová et Annabelle Görgen-Lammers, Paris Musées, 2022
Tous les éléments, huile sur toile, 1950
Certains artistes nous font pleinement et sauvagement saisir le sens du mot « Œuvre », celle qui relie leurs créations, au-delà de la diversité (apparente) des techniques et des inspirations. L’exposition que consacre le Musée d’art moderne de la Ville de Paris à Toyen, m’a donné ce choc-là, sentir l’étonnant tout de cette artiste tchèque peu connue, née à Prague en 1902, morte à Paris en 1980. Peinture, dessin, collage, graphisme, les techniques se sont déployées selon les temps et les rencontres. Mais ce qui les traverse toutes c’est la fermeté du geste, l’acte posé, le mystère aussi qui aimante et oblige notre œil à fouiller la surface d’une toile ou d’un papier.
Marc Graciano a écrit une Jeanne d’Arc. Elle s’appelle Johanne et le Tripode la publie. Une Johanne en treize chapitres, de Domrémy à Chinon, de l’enfance à la rencontre avec le Dauphin. Le temps heureux, pourrait-on dire, avant les batailles, avant le bûcher. Le temps de l’élan, des voix et de la marche avec les fidèles compagnons, encadrant et soutenant la pucelle.