U comme utile

Lu l’été

Plusieurs semaines que je cherche même si j’en sais l’inutile. Le mot vient quand il veut. Mais qui commencent par u, il y en a beaucoup moins. La distribution capricieuse de la langue. Je me promène dans Palabres, un dictionnaire alimenté par des mots plutôt rares, toujours chics, quoi qu’ils disent (voir caecotrophe ou rudéral). Les phrases exemples sont perlées (J’ignore s’il était nomophone ou infidèle mais j’ai toujours su qu’il y avait un problème). Par goût de l’aléas salvateur, je me dis que pour mon île, je prendrai le premier u qui passe. Mais que tchi, dans Palabres, rien qui s’ouvre par l’u. La tension monte entre mon acharnement à trouver le mot et le monde autour, qui s’affaire, sacralisant l’utile. Le voilà qui vient : U comme UTILE.

Souvent ce combat intérieur, je veux m’assurer que ce que je fais est utile, que ça a une valeur, mais je supporte mal d’avoir besoin d’oindre ainsi mes actes. Tendre vers la gratuité, le détachement du coquillage qui largue son rocher, et s’en remet aux flots. L’utile est garde-fou, consécration qu’on attend, qu’on se donne. L’inutile est trouble et troublant. Mais qu’est-ce qui est vraiment inutile ? N’y a-t-il pas toujours de l’invisible et de l’incertain dans ce qu’on fait, de sorte que l’inutile du jour est l’utile du lendemain, et vice et versa ? Philosophie estivale.

Je me moque de moi. Pourtant, à titiller l’utile, j’ai de solides alliés. Je n’en cite qu’un : Jean Giono. Bobi, magnifique aventurier du rêve et de la joie, définit la jeunesse dans Que ma joie demeure : La jeunesse, dit l’homme, c’est la joie. Et, la jeunesse, ce n’est ni la force, ni la souplesse, ni même la jeunesse comme tu disais : c’est la passion pour l’inutile. Inutile, ajoute-t-il en levant le doigt, qu’ils disent !

Je lis Jeux de lecture et suis prise dans ce jeu de miroirs suggéré par la couverture argentée qui renvoie vaguement son image à celui qui tient le livre. Siegfried Plümper-Hüttenbrink tente de suivre le lecteur qu’il est à la trace. Le lisant, je me demande aussi ce que lire me fait. L’écouter et m’entendre à la fois. Lire à mains nues, en état d’urgence, tiendrait d’un acte de survie, et qui ne trouve à s’accomplir que dans la dessaisie de soi, à qui l’on a signifié son congé. A-t-on encore lieu d’être ? Lire fait douter de sa propre utilité. Féconde insolence.

Je poursuis la lecture de cet auteur dont j’aime le nom sautillant et rugueux. D’après de nombreux témoignages, la coutume de lire au lit à la lumière d’un lucubrum – lampe ou flambeau – était fort répandue du temps des Stoïciens romains. D’où le verbe lucubrare (œuvrer au lit) et qui a donné en français élucubrer, travailler du chapeau, divaguer. Car qui s’alite – non pour se reposer, mais lire à la lueur vaillante d’une lampe – a vite fait de prendre le large.

Dans l’académie de Palabres, il y a clinomanie, l’obsession de rester au lit (psychiatrique). Et la phrase exemple : On me dit que je suis cafardeuse, neurasthénique, et surtout clinomane. La vérité, c’est que tout autre endroit du monde me donne le vertige. Je recommande Palabres pour voyager l’été ou l’hiver, sur son lit ou ailleurs. On est rarement déçu. Pour chaque mot, une photo, point d’appui ou contrepoint. On s’amuse bien. J’imagine une guerre entre ces mots, souvent étranges, parfois relegués à des domaines d’expertise très pointus. J’imagine leur rivalité pour être au monde, chacun arguant de sa fréquence d’usage pour s’affirmer. Qui de cacarder ou de camard est le plus utile ? Je vous laisse juge de cet impossible procès.

Le petit écolier, affiche publicitaire, Firmin Bouisset, 1897

Le ravissement causé par les mots, surtout les inconnus, les hermétiques, est lié à l’enfance. L’étonnement qu’on a eu à les voir surgir dans la langue parlée ou les textes. L’étonnement que je continue d’avoir réalisant la mobilisation nécessaire pour en créer un. Ce besoin du mot juste, précis, et la périphrase bannie. On a pioché dans le grec, le latin ou ailleurs, on a fait jouer préfixe, suffixe, etc. et la langue a accouché. Ainsi sont nés hispide, candaulisme, pers, psylle, gésir ou faconde. Je ne me lasse pas de Palabres.

Ni de ce Jeux de lecture, trouvé par hasard chez Vendredi, et dont je croque un peu chaque jour, les mots-biscuits. J’y trouve, écrit, ce que je sens fuir dans mes lectures. Mais sans doute un livre n’est-il à tout prendre, que cette chose muette, qui une fois lue se replie sur elle-même, inentamée ; nous laissant sans voix, avec l’arrière-goût qu’inspirerait une sorte de bouche à bouche aphone avec cette « autre chose » – innommable celle-là – et qui d’être enkystée en nous fait parler la langue.

J’aime croire que l’utile et le livre ont en commun un infini, si on veut bien ouvrir le mot, comme on écrase un pli central, bravant la colle et la reliure, pour jouir du vallon, peu creusé des deux pages. Comme si par ce geste, usant de la force de son poing fermé, on s’apprêtait à tout absorber. Une grande bouffée de mots dont le circuit, à l’intérieur, est impossible à suivre. Inhalation qui n’a d’autre utilité que celle qu’on s’invente.

Cités dans l’U : Palabres, sous-titré Y a pas que la zone T qui brille dans les salons, blog créé et alimenté par Salomé Kiner, Que ma joie demeure (Jean Giono, Gallimard, 1935) et Jeux de lecture (Siegfried Plümper-Hüttenbrock, Éric Pesty éditeur, 2020).

Une réflexion sur « U comme utile »

  1. Cet abécédaire qui, tristement, se rapproche de son terme offre la joie des mots-biscuits, ce goût de découverte et d’enfance, plaisir et secret entremêlés. Que de gourmandises ! Je vais aller redécouvrir le I, car je crois bien que ce n’est pas Inutile. Au bonheur de te lire encore.

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