La diagonale du fou

Le droit du sol – Journal d’un vertige, Étienne Davodeau, Futuropolis, 2021

Il me semble que si j’avais découvert cet album dans le bac d’une librairie, si je l’avais feuilleté, je l’aurais refermé assez vite. Le classique de ses cases et de ses bulles, les contours doux, presque mous, tracés au gris, il me semble que rien ne m’aurait vraiment retenue et je l’aurais replacé dans le bac. Heureusement, les choses se sont passées autrement. C’était la semaine dernière à Saint-Dié, au festival de géographie, dit Fig ou même Figoland pour les très intimes. L’auteur racontait l’histoire de ce livre. Un trajet de 800 km qu’il a parcouru à pied pour relier Pech Merle, Lot, à Bure, Meuse. Pech Merle, c’est une grotte, aux parois couvertes d’un bestiaire préhistorique vieux de près de 30 000 ans. Bure c’est le futur. L’État a pour projet d’y accueillir les déchets nucléaires français les plus radioactifs. On réfléchit pour dans plusieurs milliers d’années. De la célèbre diagonale du vide, Étienne Davodeau fait une ligne du temps toute en tensions, déploie une matrice politique, scientifique et philosophique, qui passe aussi par son corps.

Au cours de l’été 2019, le dessinateur a marché, une tente dans son sac à dos, pendant un mois. Je veux comprendre ce qui sépare et ce qui relie ces deux lieux, ces deux dates. Il écrit sur des carnets, photographie, ne dessine pas. Avant et après, il se documente, rencontre des experts et des militants. Revenu dans son atelier, il croise tout ça et noircit des planches. 

Sur sa route tracée au gris, le marcheur dialogue avec des experts qui questionnent le sol, la science et le temps : un archéologue, un agronome, un ancien ingénieur du CEA, un ancien conseiller municipal de Mandres-en-Barrois, une sémiologue, un militant qui dit non à Bure, bref, toute une agora ambulante qui s’étire entre Lot et Meuse, et se penche sur ce casse-tête de la transmission entre des générations que des milliers d’années séparent. D’un côté, le legs merveilleux d’un ensemble pariétal avec mammouths, bisons, aurochs et chevaux ponctués. De l’autre, un legs mortifère en préparation, baptisé Cigéo, tombe creusée à 500 mètres de profondeur, pour stocker des déchets nucléaires dits à vie longue. On parle de 100 à 200 000 ans. Avec la durée, une chose très concrète devient très abstraite.

La marche (avec soif, faim, pluie, chaud, fatigue et ampoules) est ponctuée de joies (l’ami ou la compagne qui vient faire un bout de chemin avec le sapiens Étienne, les rencontres, la sensation d’espaceun vertige d’herbe et de silence, le bol parfait d’un volcan d’Auvergne pour passer la nuit…). On rit quand le marcheur rencontre des pèlerins en route pour Saint-Jacques de Compostelle et qui se moquent : Vous le faites à l’envers ? Ah Ah ! Le marcheur trace sa propre diagonale vers le nord-est, invente son chemin, quelque chose de franc, de décidé, la diagonale du fou. Le fou a le pouvoir du grand déplacement, le pouvoir de relier lieux, idées, sens, imaginaires, de tracer avec ses pieds et ses mains. Marcher, dessiner, écrire, c’est laisser une trace.

Dans cette marche, on sent aussi le temps comme un millefeuille qu’Étienne Davodeau dépiaute. Sur une même paroi de Pech Merle, plusieurs artistes se sont succédé. Des dessins ont été tracés à 5000 ou 7000 années d’écart. La frise noire a été créée bien après les chevaux ponctués, mais tout près d’eux. L’artiste les voyait… Ce que l’on regarde comme vieux de milliers d’années, l’était déjà pour d’autres avant nous qui ont poursuivi l’œuvre. Avec la durée, une chose très concrète devient vertigineuse. On tente d’approcher l’être au plus lointain de nous, de l’imaginer. On le voit, il est là, avec son œil, ses mains, ses outils et ses poudres, traçant, nous offrant tout ça sans le savoir.

Le droit du sol est un album épais, 208 pages. Vu la sensibilité du sujet côté Bure, Étienne Davodeau n’a pas droit à l’erreur factuelle. J’ai beaucoup appris. Jusqu’ici je me tenais à distance de l’énergie nucléaire. Je m’en méfiais sans me documenter plus que ça. Je restais avec ce constat : ce choix gaulliste n’a jamais été remis en cause par les différents gouvernements. Je le subissais, sans l’examiner vraiment, avec juste pour l’accepter, une certaine confiance dans la science et la technique. 

Par sa forme narrative, et la mise en scène des dialogues en chemin, l’album concentre du sens et secoue. On a déjà pollué de mille façons les mers, l’air, les sols, mais pas encore les sous-sols. Cigéo, c’est ça, on va finir le travail. C’est un ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique dans les années 1960-70 qui parle. Bernard Laponche a aussi fait son chemin. C’est aujourd’hui un farouche anti-Bure. Explications lumineuses sur les déchets en cascade produits par l’énergie nucléaire et les réponses, elles aussi en cascade (tri, stockage en piscine, retraitements, enfouissement). Une course qui en entraîne une autre. Laponche pointe les insuffisances techniques (et bien sûr éthiques) de Cigéo et conclut : Notre génération s’est piégée elle-même avec le nucléaire. Et plus loin : Tous les pronucléaires sont pour Cigéo parce que c’est une solution qui paraît simple et semble avoir réglé le problème des déchets. En fait ça signale l’échec de l’énergie nucléaire.

Ou le dialogue avec la sémiologue. Étienne reprend avec elle une question qui le (nous) turlupine. Les déchets, ils sont là, il faut bien que les sapiens contemporains en fassent quelque chose… Valérie Brunetière, décidée, pull large et foulard au vent, tranche : C’est la dimension prométhéenne de Cigéo. L’homme a cru pouvoir dominer ce feu-là, et maintenant on doit faire avec. La sémiologue poursuit : Nucléaire et démocratie, c’est comme deux aimants qui se repoussent. Et elle ne s’arrête pas en si bon chemin : Depuis Sigmund, on le sait avec certitude, le refoulé remonte toujours… Ils ont même envisagé de mettre certains déchets en orbite. Ils y ont renoncé parce que ça pouvait nous retomber dessus. Tu vois, d’une certaine façon, Bure, c’est l’inconscient de la planète. Pour conclure : Nous voulions du durable ? Là, nous l’avons.

À Pech Merle, l’homme a dessiné des mammouths au manganèse. À Bure, il se débat avec ce qu’il a découvert de l’uranium. Vertige de la matière. J’ai envie de faire lire cet album, de l’offrir à mes enfants. Et je reste avec ma question de pure logique, une question d’enfant : Pourquoi continuer avec cette énergie-là ? Encore une histoire de temps. De concurrence des temps. Le relativement court prime sur le très long, le bafoue, se pense supérieur à lui. C’est ce que nous fait voir et entendre le sapiens Davodeau avec sa diagonale et sa sagesse de fou.

Né en 1965, Étienne Davodeau est l’auteur de nombreux albums de BD dont Les Ignorants (2011), Lulu, femme nue (2014) ou Rural ! (2018).

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