Histoire d’un décollement

Une chance folle, Anne Godard, Minuit, 2017

L. Fontana, « Concetto speziale, Attesa », 1965. La toile lacérée ouvre une troisième dimension.

Certaines écritures accumulent, édifient, représentent le monde, d’autres dénudent, déplient, déblaient. Les unes ajoutent, les autres soustraient. Celle d’Anne Godard est de celles-ci. Elle se glisse dans les interstices, les gratte, les révèle. L’écriture est investie d’une mission, accoucher d’une langue unique (Pour pouvoir respirer et que ma langue soit la mienne seulement, et non cette viande fibreuse que j’aurais remâchée sans jamais l’avaler). Une chance folle est un récit d’enfance et d’adolescence. Magda, la narratrice part de la trace (le début n’est pas au commencement, ça commence toujours par la fin, c’est-à-dire par la trace de ce qui s’est passé longtemps avant), et remonte dans les anfractuosités de l’être, de la famille. Gravement brûlée toute petite fille, Magda explore, à partir de cette cicatrice-origine.

Alors qu’elle ne savait pas encore parler, elle a tiré sur le fil d’une bouilloire qui lui est tombée dessus. Cicatrices et soins durent des années. L’accident et ses suites sont une affaire entre Magda et sa mère. Elles s’isolent dans la salle de bain pour les changements de bandages, elles partent en cure estivale pour profiter des bienfaits du soufre, tandis que père et fils restent à l’écart. Blessure et soins prolongent la fusion mère-fille, de la culpabilité initiale (qui est responsable de l’accident ?) jusqu’à la vie sans ami.es de Magda. La mère pour lien essentiel. Jusqu’à l’étouffement.

Une chance folle est le récit de cette fusion puis du décollement, au risque de l’incompréhension, au risque des brisures. Mon père m’écrit reviens sur terre, il est temps de sortir de l’imaginaire, ta mère n’est pas comme ça, elle te veut du bien, tu le sais, et depuis longtemps. L’écriture d’Anne Godard agit comme un acide qui ôterait un insupportable dépôt. Elle vise la mise à nu, condition pour se séparer de la mère.

D’autres drames ponctuent l’histoire familiale, mais c’est le même processus qui se poursuit. Trouver sa propre langue quel qu’en soit le prix. Je pense à l’essai de la philosophe et psychanalyste morte cet été, Anne Dufourmantelle, La sauvagerie maternelle (2016). Cette sauvagerie, c’est celle de la mère qui fait serment inconsciemment, de toujours garder en elle son enfant. Pour grandir, l’enfant doit s’arracher, inventer sa propre langue.

La mère de Magda aurait pu prendre place parmi les mères de la littérature convoquées par A. Dufourmantelle (Anna Karénine, Barrage contre le Pacifique, Le choix de Sophie…). La brûlure devenue cicatrice régulièrement soignée (entretenue ?) par la mère est l’expression de cette sauvagerie-là, du refus du décollement. L’enveloppe de peau abîmée par le feu est soignée par une mère qui maintient sa propre matrice autour de l’enfant. Magda ne s’adresse qu’à sa mère puisqu’elle a vu l’accident, puisqu’elle était là et qu’elle prétend même pouvoir dire ce qui m’avait poussée à me brûler. Mais cette question que je lui pose sans arrêt, elle aussi se la pose : Pourquoi moi ? Il n’y a pas de place pour deux dans cette question, il n’y a qu’un moi, c’est elle.

H. Matisse, « Vierge et l’Enfant », céramique de la Chapelle du Rosaire, Vence, Succession H. Matisse. L’économie des lignes accentue l’effet de fusion entre mère et enfant.

Ce qui est alors en jeu, c’est l’existence même de l’enfant, de cette fille. Il s’agit de dépasser la peur de l’abandon. L’adolescente l’apprend (Mais je sais bien, maman, je sais bien qu’on finit toujours par être abandonné). Il ne s’agit pas d’une plainte, d’une posture cynique. C’est une révélation profonde qui s’impose. Un garçon rencontré par Magda à la fin du roman le confirme. Il le lui raconte. Sa mère le tirait en avant, toujours plus vite, mais il ne voulait plus la suivre. Il avait tenté de glisser sa main hors la sienne, elle avait serré plus fort et, d’une secousse, l’avait obligé à se tourner vers elle. Ses yeux scrutaient les siens, cherchant quelque chose qu’ils ne trouvaient pas, et peu à peu, il avait cessé de percevoir ce qui l’entourait, pour ne plus voir que ce qu’elle-même voyait dans son regard, à la place du soutien qu’elle lui demandait et qu’il ne lui donnait pas. Ce qu’il avait vu, comme elle, c’était qu’il n’était plus avec elle, et que son regard n’était pas différent de celui qu’avaient sur elle les autres enfants. A. Dufourmantelle parle d’un prix à payer pour cette séparation, celui de rester fidèle, secrètement.

Mais de l’autre côté existe un gain, une chance folle, celle d’une nouvelle naissance, d’une nouvelle langue. Par creusements successifs, acharnés, celle d’A. Godard émerge, magnifique.

Née en 1971, enseignant la littérature à l’Université Sorbonne-Nouvelle, Anne Godard  a écrit un autre roman, L’inconsolable (Minuit, 2006).

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