Tous sens dehors
Je ou jardin ? J’ai hésité. Puiser dans le tombereau de choses écrites sur l’autobiographie, l’autofiction, la personne, première, qui s’élance, seule visible, dans l’écriture ou l’espace clos, cultivé, d’agrément ou nourricier, secret ou public, parfois zoologique. J’ai opté pour celui-ci. À cause des images de lectures anciennes qui me sont revenues, La faute de l’abbé Mouret, Bouvard et Pécuchet, Colette, de films aimés (Meurtre dans un jardin anglais, Blow-Up, Shining, Rohmer), d’un puzzle aussi (ces femmes en grandes robes blanches posées dans un immense jardin de 500 pièces signé Claude Monet) qui me donna tant de mal, enfant. Pénétrons donc cet endroit-là coloré, parfumé, sonorisé par l’oiseau, l’insecte ou le vent, dont on peut, aux beaux jours, goûter la framboise velue, ce J comme JARDIN.
Et si ce n’était pas seulement le hasard des libres associations ? Et si ce mot jardin était en lui-même ouvreur de vieilles boîtes, réveilleur de souvenirs, rafraîchisseur de mémoire ? Le jardin comme un point d’origine (Eden ou premier espace de jeux/je). C’est Nathalie Sarraute qui dans Enfance se souvient d’un moment, au jardin du Luxembourg. Je regardais les espaliers en fleurs le long du petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonchée de pâquerettes, de pétales blancs et roses (…) et c’est venu, quelque chose d’unique (…) des ondes de vie, de vie tout court (…) à l’état pur. Lieu caché, comme délimitant l’enfance, celui où Proust (Sur la lecture) se réfugie, pour lire. Je montais en courant dans le labyrinthe jusqu’à telle charmille où je m’asseyais, introuvable, adossé aux noisetiers taillés, apercevant le plant d’asperges, les bordures de fraisiers, le bassin (…), la porte blanche qui était la « fin du parc ».
Au jardin, la vie est exaltée, inventoriée. Dans une sorte d’ivresse onomastique, l’écrivain s’invente botaniste. Dans La curée, lorsque Renée observe à leur insu Maxime et Louise se promenant dans la serre chaude, Zola ne se ménage pas : Cyclanthus, Tornélias, Pandanus de Java, Euryales, Sélaginelle, Ravenalla, Euphorbes d’Abyssinie, Nymphéas, Andiantums, Caladiums, Ptérides… et je vous laisse le soin de prononcer tout cela proprement ! À la belle saison, le jardin déborde. L’envie de le décliner en mots est irrésistible. Encore Zola, dans La faute de l’abbé Mouret : En août, le jardin du docteur Deberle était un véritable puits de feuillage. Contre la grille, les lilas et les faux ébéniers mêlaient leurs branches, tandis que les plantes grimpantes, les lierres, les chèvrefeuilles, les clématites, poussaient de toutes parts, des jets qui se glissaient, se nouaient, retombaient en pluie, allaient jusque dans les ormes du fond après avoir couru le long des murailles. Le jardin est lieu de jouissance de l’écrivain qui n’en finit pas de détailler son abondance.
Au jardin, les cinq sens sont choyés. L’abbé Mouret, convalescent, redevenu simplement Serge (ré)veillé par la jeune Albine, sort de sa chambre et s’approche du seuil du Paradou. Ce jardin, qu’il ignorait la veille, était une jouissance extraordinaire. Tout l’emplissait d’extase, jusqu’aux brins d’herbe, jusqu’aux pierres des allées, jusqu’aux haleines qu’il ne voyait pas et qui lui passaient sur les joues. Son corps entier entrait en possession de ce bout de nature, l’embrassait de ses membres ; ses lèvres le buvaient, ses narines le respiraient ; il l’emportait dans ses oreilles, il le cachait au fond de ses yeux. Comme la jeune fille aimée, le jardin enivre, avant de devenir lieu de faute. Serge redevient abbé, simple pêcheur.
Le paradis devient enfer. Le jardin possède ses noirceurs. Lieu de manipulation et de meurtre au cinéma (Shining, Meurtre dans un jardin anglais, Blow up, Fenêtre sur cour, Boulevard du crépuscule), il est aussi lieu d’absurdité. C’est l’étonnante défiguration du jardin dans Bouvard et Pécuchet. S’appuyant sur les très sérieux écrits du botaniste Boitard (L’Architecte des jardins), les deux compères se lancent dans la création d’un jardin de bric et de broc, avec pour seul guide… l’absence de sens. Constructions bizarres (tombeau étrusque, petit pont couvert), murs démolis, bouts de rocher éparpillés sur le gazon, énorme tilleul abattu et laissé en travers du jardin… Un jardin sens dessus dessous, dont la vie, l’harmonie sont niées. Face ensoleillée et face ombreuse se côtoient dans le jardin, métaphore d’une vie.
Dans le roman éponyme d’Italo Calvino, Palomar vit dans un monde frénétique et congestionné. Pour retrouver la sérénité, il visite un célèbre jardin zen de Kyoto, fait de gros sable blanc artistement ratissé, et de rochers noirs. De nombreux spectateurs armés d’appareil-photos sont installés à ses côtés sur l’estrade. Plutôt que d’y voir une complication à admirer le jardin, il préfère (…) chercher à saisir ce que le jardin zen peut donner à qui le contemple dans la seule situation où il peut aujourd’hui être vu, en tendant le cou parmi d’autres cous. Que voit-il ? Il voit l’espèce humaine à l’époque des grands nombres, dans l’étendue d’une foule nivelée mais cependant toujours faite d’individualités distinctes, comme cette mer de petits grains de sable qui couvre la surface du monde (…) Il voit les formes selon lesquelles le sable humain s’agrège et tend à se disposer, lignes en mouvement, dessins qui combinent la régularité et la fluidité, comme les traces rectilignes ou circulaires du râteau…
Jardin devenu monde, jardin dans lequel le je entre en lui-même dans une contemplation non narcissique, à l’écoute d’un monde à la fois dessiné par l’homme et lui échappant. De je à jardin, il n’y avait qu’un pas.
Par ordre d’apparition : Enfance (N. Sarraute, Gallimard, 1983) ♦ Sur la lecture (M. Proust, Actes Sud, 1993) ♦ La Curée (E. Zola, 1871) ♦ La faute de l’abbé Mouret (E. Zola, 1875) ♦ Bouvard et Pécuchet (H. Balzac, 1881) ♦ Palomar (I. Calvino, Seuil, 2004). Consultés pour écrire, deux essais : le passionnant Jardins du cinéma (M. Berjon, 2016, Editions Petit génie, dédiées au végétal et aux liens qu’il entretient avec l’homme) et le très riche Jardins, réflexions (R. Harrison, Le Pommier, 2010)
Le premier « à la française » est ordonné et commandé par la raison, les agencements, chaque végétal à sa place, pas une tête ne dépasse, le jardinier veille au grain. C’est beau, surtout vu de haut, encore faut-il habiter le donjon et donc soit être la princesse enfermée, soit le méchant roi qui l’y a mise.
Le deuxième « à l’anglaise » est fait de plantes en liberté à la va-comme-je-te-pousse (si j’ose dire), de massifs qui se croisent, de branchages qui s’emmêlent, le jardinier enlève seulement les herbes folles. C’est beau, surtout vu d’en bas, encore faut-il s’y connaître et reconnaître chaque essence et donc soit être la reine des elfes (et, surtout ne pas s’endormir), soit être un lutin espiègle pour jouer des tours au promeneur ignorant et égaré.
Le troisième jardin est « extraordinaire » mais indescriptible, car, comme dit la chanson, « il suffit pour ça d’un peu d’imagination! »
« je » mêle l’émotion des « autres » jardins , ceux dont parlent les livres dénichés par Isabelle et ombres et lumières jouent à cache-cache.
Je vous invite à vous y reposer seule, en couple ou en famille….