Les Diplomates, Baptiste Morizot, Éditions Wildproject, 2016
Philosophe, Baptiste Morizot piste les loups. Les diplomates est un essai-enquête, un projet d’éthologie politique. Comprendre. Pourquoi les loups sont revenus ? Qui sont-ils ? Comment vivre avec eux ? Baptiste Morizot est audacieux, franchit les barrières disciplinaires avec aisance, ose les hypothèses, ne perd pas l’essentiel. Quelle place l’humain doit-il s’accorder sur une terre qui, malgré bien des tentatives et des croyances, ne lui appartient pas ? Comment le vivant dans sa pluralité humaine, animale, végétale, peut-il coexister harmonieusement ? L’adverbe est simplet, mais je vais affiner, pister le pisteur, ses chemins de pensée, séduisants et précieux.
D’abord le mot central, diplomate. Du grec diploma, plié en deux. Pas la contorsion produisant de l’absurde, de l’insignifiant, du compromis boiteux, mais ce qui rend possible une communication par le partage d’un code hybride : le diplomate est un interprète qui joue le rôle de membrane à l’interface entre deux entités hétérogènes. Au fil de l’essai, se dessine une galerie de diplomates garous, de Saint-François à Aldo Leopold en passant par Charles Darwin, les chasseurs amérindiens des plaines, des anthropologues et des éthologues. Ils pensent signifiant, signifié, ce qui peut être partagé pour se comprendre et vivre ensemble. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, tel est le sous-titre du livre.
Comment négocier avec les loups, et de façon plus large avec la communauté du vivant ? Sur quel langage, quelles représentations se retrouver ? Cela passe par le doute, la déconstruction. Qui est le loup pour nous ? Un être méchant dévoreur d’enfant, de grand-mère, de chèvre et de mouton ? Une puissance maléfique à éradiquer ? Une espèce ne pouvant vivre que dans des territoires sans humains ? L’image et la réalité du rejet de l’espèce lupine par les hommes sont allées de pair. Une vieille histoire datant du néolithique, l’être humain devient sédentaire, cultive et élève. Les troupeaux sont proies faciles et pour peu que l’homme ait cherché noise au loup en déstructurant la meute (assez forte pour s’attaquer à des proies sauvages), il a lui-même conduit le loup vers le mouton. Comme souvent dans les conflits, on se perd en conjectures. Qui a commencé ? Quelle est la véritable origine ? Morizot remonte le temps long. Les questions posées le méritent.
Il nous invite à repenser le sauvage. Ne pas voir le loup comme un horrible sanguinaire opposé au doux agneau, ne pas le voir non plus comme l’incarnation suprême et idéalisée de la pureté sauvage. Voir en l’animal un être féral (sauvage sans la sauvagerie). C’est l’animal tel qu’on n’a jamais su qui il était, dans des relations à l’humain qu’on n’a pas encore théorisées, et qui ne sont certainement pas celles du contrôle hors de soi, et du dépassement en soi.
D’accord, mais comment on cause avec un être féral ? Sur quoi peut-on s’entendre, s’accorder ? Il faut d’abord prendre le temps de l’observer, le connaître ce loup, si peu visible, décoder son langage. Le loup se lit par son absence, ses traces, pattes ou laissées qui forment de véritables cartes. Chaque meute délimite son territoire par l’odeur, frontière immatérielle, signe bien compris des autres meutes, des autres animaux aussi. L’excrément, c’est-à-dire l’inutilisable par excellence (du point de vue métabolique) est détourné vers une fonction de signalisation politique, si importante et constitutive de leur identité sociale : l’héraldique animale. Le plus inutile est détourné en le plus fonctionnel. Et si l’homme confère lui aussi ce statut de blason à l’excrément lupin, un dialogue peut s’amorcer. Des barrières odorantes, imitant celles fabriquées par les loups, ont été créées dans l’Idaho ou le Wyoming pour protéger les troupeaux. L’odeur, signe-stimuli devient symbole géopolitique, marquage d’une frontière raisonnable.
C’est ce que Morizot appelle la diplomatie animale : entrer avec eux dans un rapport politique qui ne soit pas un rapport de force, en s’appuyant non sur leur capacité à contracter, puisqu’elle n’est pas là, mais sur leurs capacités à avoir des comportements conventionnels.
Dialoguer avec l’autre, c’est sortir d’un soi, élargir le spectre de ses représentations. J’aime bien cet exemple des Indiens Runa Puma d’Équateur, rapporté par l’anthropologue Eduardo Kohn. Dans la forêt, il faut toujours dormir sur le dos, visage découvert. Si l’on dort ainsi, on est vu par le jaguar qui rôde comme un soi, parce que l’on peut dans cette position, rendre son regard au jaguar. Le jaguar me reconnaît symétriquement en tant que soi comme lui-même et me laisse tranquille. Dialoguer avec l’autre, c’est tenter de penser comme lui, non pour adhérer à ses représentations, mais pour les connaître, les comprendre, réussir à être avec lui.
La véritable piste suivie par Morizot est celle de l’altérité et la diplomatie, clé d’accès à la relation nouée avec l’autre. Au-delà des intérêts de chacun, ce qui est en jeu, c’est ce centre actif qui nous relie. Et cela fait partie de chacun. Il convient d’accepter que nous sommes faits les uns des autres, tissés les uns des autres, pour prendre au sérieux le projet diplomatique de cohabiter ensemble.
Une cohabitation passant le plus possible par le mutualisme, comme interaction écologique continue entre deux espèces ou plus dont chacune retire un bénéfice. Et là aussi, Morizot nous invite à un regard sur le temps long. Il cite l’écologue darwinien Forbes qui à la fin du XIXe siècle, relève la communauté d’intérêt reliant cerf et loup, pas en tant qu’individus mais en tant qu’espèces dont les taux respectifs de reproduction doivent s’ajuster pour fournir à l’un le surplus dont il a besoin pour se nourrir tout en limitant ses prélèvements au surplus. Le nuisible, le parasitisme sur le court terme deviennent mutualisme sur le long terme.
Régulièrement dans Les Diplomates, Morizot met en garde contre les écueils de l’anthropomorphisme, et le risque d’interprétation d’un comportement animal, sans temps long, celui de l’observation, celui de l’espèce. L’anthropomorphisme spontané qui interprète à faux est une pulsion humaine, déclenchée par la terreur induite par le silence du reste du vivant, qui le sature de sens humain pour le rendre intelligible, le sortir de son mutisme, de sa souveraineté d’avant le langage qui ne ressent pas son absence comme un manque à la différence du primate que nous sommes. (…) Dans ce silence de l’observation, qui est silence de la projection, on peut enfin faire justice à ce qui peut se passer. Leçon universelle, que l’on pourrait suivre avec tout autre vivant, habitant de la terre.
Et je pense à la méthode du promeneur solitaire (Jacques Damade, Darwin au bord de l’eau), sillonner un territoire réduit pour en explorer le vivant, avec ses sens, ses souvenirs de lecture, son imagination aussi. Là, pas d’expert, juste l’être humain, qui marche et tente de lire un bout de terre. Et je pense à d’autres écrits, ceux de Leopold (Almanach d’un comté des sables), Thoreau (Walden ou la Vie dans les bois), Rigoni-Stern (Arbres en liberté), ces textes qui confrontent l’être humain à ce qu’il a sous les yeux, sous les pieds, et l’écriture qui fouille le vivant, le célèbre, alerte aussi. L’écriture, pour dire, redire, le précieux de la communauté du vivant dans laquelle chacun, soi, autres, sommes, pour reprendre le mot de Morizot, entretissés.
Né en 1983, enseignant-chercheur à l’Université d’Aix-Marseille, Baptiste Morizot a écrit Sur la piste animale (Actes Sud, 2018) et Esthétique de la rencontre – L’énigme de l’art contemporain (avec Estelle Zhong Mengual, Seuil, 2018) ♦ Cités dans cette chronique : Jacques Damade, Darwin au bord de l’eau, Le monde humain II (La Bibliothèque, 2018), Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables (Garnier-Flammarion, 2000), Henry David Thoreau, Walden ou la Vie dans les bois (Albin Michel, 2017), Mario Rigoni-Stern, Arbres en liberté (La Fosse aux ours, 1999).