Le livre dans le tableau – Une image picturale de la lecture, Jamie Camplin et Maria Ranauro, Thames & Hudson, 2018.
Le titre en français sonne comme celui de la nouvelle d’Henry James. Le livre, motif du tableau. Son ambition est d’explorer l’histoire protéiforme et incroyablement longue des livres, des différentes façons dont les artistes les ont interprétés et les raisons qui les ont poussés à le faire. L’éditeur britannique a assuré lui-même l’édition française. Choix typographique, mise en page, qualité de reproduction des œuvres, papier à peine ivoire, grammage parfait, forme impeccable et belle. Le carton de couverture est très, trop épais pour nos mains habituées à plus de souplesse mais voilà, d’autres cultures de fabrication existent outre Manche, on ne se formalise pas pour si peu. On s’empare du livre, on en caresse les surfaces, et nos yeux se promènent parmi tous ces lecteurs et ces livres peints. Un livre pour des fous de livres et de lecture, un livre miroir, un livre Narcisse, pour se chercher dans les eaux des 165 œuvres reproduites.
Ce qui me frappe au feuilletage ce sont les yeux de ces lecteurs. Gravité, paix, concentration, abandon, exil, repos des visages, parfois quelque chose de rieur ou de voluptueux, la lecture comme un retrait dont l’intensité, la tonalité sont façonnées par le singulier, l’unique qui se noue entre un livre et son lecteur. On lit seul, à deux, on regarde ou écoute un autre lire, on lève les yeux du livre et les yeux restent pleins, on s’avachit, on pose, on s’abîme les yeux, on nous lit dans le dos, on lit dehors, dedans, à côté d’une plume ou d’un piano, on est avec un seul ou entouré de plusieurs livres. Je passe en revue ces images où le même objet est représenté. Mais qu’est-ce qu’un livre dans l’histoire humaine ? Les feuilles de palmier encrées et reliées, les tablettes d’argile, le rouleau sont-ils livres ? On admet facilement que tout commence avec le codex dans les premiers siècles de notre ère. Pratique, portable, ce cahier formé de pages manuscrites reliées ensemble marque l’origine de notre d’histoire d’amour millénaire avec cet artefact culturel que nous appelons « livre ». Tout ce qui change après, c’est ce qui accroît la diffusion et l’influence de l’objet avec l’imprimerie et le papier.
Le texte du Livre dans le tableau explore et fabrique une histoire de la relation entre livre et artiste, de la place du livre dans nos sociétés. Les références sont nombreuses mais plus juxtaposées que véritablement enchâssées dans une écriture, une voix, une pensée courant dans le texte, et cet impressionnisme est frustrant. Ce qui me plait surtout ce sont les promenades visuelles parmi ces lecteurs peints. On circule successivement dans quatre galeries, espaces physiques ou mentaux, la parole de Dieu, la maison, l’extérieur et la sagesse.
Livre et parole de Dieu, fondation, érudition des évangélistes, c’est l’Église qui donne statut et autorité au livre. Vierge, saints lisant la Bible ou un livre de prières, l’intérieur du livre ouvert est représenté dans un luxe de détails. Il est aussi source de transfiguration. Si belle cette communiante comme suspendue ! Et on n’est pas obligé de croire que seul Dieu l’élève.
L’amour du livre ou le sentiment d’être chez soi. La lecture à la maison possède une longue histoire : dans un manuscrit enluminé du XIIIe siècle on voyait déjà un moine lire au lit. Mais les artistes ont mis beaucoup de temps à ne plus considérer le livre comme un statut social, de savoir ou de dévotion, à déplacer le lecteur ou la lectrice dans un environnement plus privé. Dieu s’éloigne, l’intime s’installe dans une douceur de chair qui se pâme. Ah ! La liseuse de Wiertz ! Ou cette jeune rousse dans son bain peinte par Alfred Stevens. Lire et amour, indissociés. D’une pièce colorée par Matisse, Delaunay ou Picasso, on glisse facilement à l’intérieur d’un lecteur, tout ce que le livre ouvre, entretient, fait germer dans un esprit, un corps.
Et dehors ? Lire dehors ? Proust ( Sur la lecture) enfant dans son parc qui revient. Je montais en courant dans le labyrinthe, jusqu’à telle charmille où je m’asseyais, introuvable, adossé aux noisetiers taillés, apercevant un plant d’asperges, les bordures de fraisiers, le bassin où, certains jours, les chevaux faisaient monter l’eau en tournant, la porte blanche qui était la « fin du parc » en haut, et au-delà, les champs de bleuets et de coquelicots. Le livre comme un indispensable compagnon, on doit pouvoir l’ouvrir dans une forêt, au bord d’une rivière, de la mer, un champ, un jardin. Lecture et paysage s’accordent, dialoguent, les yeux sont sur le livre, mais le paysage semble sortir des pages, c’est lui que le livre contenait et il se déploie sur la toile. À moins qu’il ne soit écrin, passage pour le lecteur qui va voir ailleurs.
Enfin, la sagesse. Le livre comme support de transcription et de transmission du nouveau savoir. Saint Jérôme dans son étude peint par Antonello Messina ou Colantonio, Copernic et Vésale, L’Astronome de Vermeer et Le portrait d’Olof Rudbeck par Kenckel. L’éducation aussi, le calme d’une leçon de lecture, et les artistes au milieu des livres ou avec un seul, Manet, Baudelaire ou Jeanne Lanvin. La bibliothèque est grand duché, arche ou île… Elle est protection, refuge, réserve, conservation de lectures, de moments pleinement vécus, encore Proust. Les peintres en sont des protecteurs fétichistes et magnifiques. Cette coulée de livres autour de Hugo Koller par Schiele !
Dans Le motif dans le tapis, Henry James met en scène et en abîme un impossible de la lecture. Que permet-elle d’atteindre, éclairer, mettre à nu, traverser ? Un jeu de chat et souris s’installe entre l’auteur du roman, Hugh Vereker et son critique, narrateur de la nouvelle, qui ne parvient pas à en percer le secret. Le livre dans le tableau pourrait être le premier volume d’une collection borgésienne et (donc) infinie. Le livre, ce qu’il nous livre, objet représenté ou lu, inépuisable. Un label d’éternité, en somme.
Jamie Camplin fut directeur éditorial puis directeur général des éditions Thames & Hudson. Iconographe, Maria Ranauro, en est la responsable iconographique.
La femme est souvent de dos, face à l’extérieur, elle regarde par la fenêtre. Le contre jour laisse deviner les contours de son corps dans les représentations plus contemporaines. Elle est toujours à l’intérieur du foyer ou de la maison et la vitre la sépare du monde. Il y a certes sûrement une envie d’évasion, mais, à la différence de la scène de la lecture, le but de l’évasion est représenté, c’est le paysage que l’on voit à travers la vitre, elle regarde depuis l’espace (privé) des femmes ce qui lui est défendu, l’espace (public) des hommes. Le fait même de représenter ce but d’évasion renvoie la scène de la femme à la fenêtre à une simple esthétisation de la domination masculine quand la non-représentation du but de l’évasion dans la scène de la lecture ouvre vers l’émancipation.
D’ailleurs existe-t-il des œuvres d’homme de dos, à la fenêtre (à part Caillebotte)? Alors qu’il existe des lectrices et des lecteurs comme le rappelle le post plus haut.