Porteurs du feu

La route, Cormac McCarthy, traduit de l’anglais (États-Unis) par François Hirsch, Éditions de l’Olivier, 2008
Sans titre, Jérôme Mitonneau, craie et paraffine, 2003

Ils sont deux. L’homme et l’enfant. Le père et le fils. Ils marchent sur la route. Tout est dévasté. Pluie de cendre, forêts brûlées. Sol, ciel, air, tout est gris. La Terre a subi une terrible catastrophe. Plus de vie hors quelques êtres en quête de nourriture, d’un abri, d’un peu de chaleur. Je viens de relire La route. Je me souviens très bien de la

façon dont je l’avais lu, la première fois. À petites doses, volontairement. Cela ne m’était jamais arrivé. Comme un aliment trop goûteux qui oblige à ménager ses papilles en espaçant les moments de mise en bouche. J’avais lu le cheminement de ce père avec son jeune garçon dans un monde post-apocalyptique comme une expérience littéraire totale, physique, spirituelle. J’avais lu cette prose dure, poétique, ses dialogues dépouillés entre homme et enfant comme une langue nouvelle, unique.

La relecture fut forcément autre. Je me suis sentie plus forte. J’ai continué de trouver cela beau, mais sans la peur. Cormac McCarthy dédie le roman à son fils, John Francis. Il avait 7 ans quand le livre a été publié aux États-Unis, à peu près l’âge de l’enfant dans La route. Terrible cadeau, magnifique cadeau.

Dans ce roman, coexistent deux espaces, deux mondes, radicalement opposés, celui qui entoure le père et le fils et celui qui les unit. Autour d’eux, l’hostilité, le danger omniprésent, multiforme, les atrocités commises par les hordes ennemies (l’anthropophagie et l’esclavage sont devenus pratiques courantes). Des paysages mutilés se dégage une terrible poésie. Le talc noir et mou volait à travers les rues comme l’encre d’un poulpe déroulant ses spirales sur un fond marin et le froid s’insinuait sous la peau et l’obscurité tombait de bonne heure et les pillards courant les canyons abrupts leurs torches à la main trouaient les congères de cendre de soyeuses crevasses qui se refermaient sur leurs pas aussi silencieusement que des yeux.  Dans ce décor monstrueux, le père pousse un caddie, vestige d’une société d’abondance disparue, contenant quelques denrées débusquées dans les maisons abandonnées. L’homme s’éloigne parfois de l’enfant, le laissant seul avec un revolver armé, au cas où. Lecteurs, nous sommes terrifiés par l’impasse dans laquelle nous installe Cormac McCarthy. Père et fils sont régulièrement confrontés à l’insupportable, l’inhumain. Visions de corps meurtris, certitude que la vie n’est plus.

Entre le père et le fils, les dialogues sont courts, simples, profonds, philosophiques. Le fils questionne régulièrement le père comme n’importe quel enfant. Le père n’esquive rien, est au plus près de ce qu’il peut lui donner. Ils parlent de la protection mutuelle qu’ils se doivent, s’accordent régulièrement sur ce qu’ils vont faire, ils parlent des dangers, de la mort. Ils la savent proche. Le père la tient à distance. On comprend peu à peu que le père a offert à son fils, né après l’apocalypse, une représentation du monde acceptable. Tous deux appartiennent au camp des gentils, ils portent le feu, ils marchent vers le sud, vers la mer, se tiennent à l’écart des méchants, ceux qui n’appartiennent pas à l’humanité. Seul le besoin de se protéger, de protéger son fils, pourrait conduire le père à tuer. Seule cette représentation qu’ils partagent en cheminant, donne un sens à leur avancée. Faiblesse du père, l’enfant est aussi sa raison de continuer.

Cormac McCarthy invente avec La route une situation extrême pour mettre à nu une représentation de l’humanité. Le roman est métaphore d’une opposition irréductible entre le mal, les atrocités dont les hommes sont capables et le bien, rare, fragile, espace incertain que les hommes cultivent, qu’ils se fabriquent, qui ne tient que par la valeur qu’ils lui accordent. Cette opposition n’a rien de symétrique. Le mal apparaît pour les méchants, comme une nécessité à peine consciente, un instinct animal imposé par la volonté de survivre. Le bien est la voie que l’homme se choisit, celle que parcourent le père et le fils, avec leurs mots simples, leurs corps fatigués. C’est celle que lègue Cormac à John Francis.

Quand tu rêveras d’un monde qui n’a jamais existé ou d’un monde qui n’existera jamais et qu’après tu te sentiras de nouveau heureux, alors c’est que tu auras renoncé. Comprends-tu ? Et tu ne peux renoncer. Je ne te le permettrai pas, dit l’homme à l’enfant. Terrible leçon de lucidité. Garder les yeux ouverts sur le réel, seule route possible pour les porteurs du feu. Seule route possible pour l’écrivain Cormac McCarthy.

Né en 1933, Cormac McCarthy a écrit une dizaine de romans dont l’extraordinaire Trilogie des confins (1993-99, Actes Sud), des pièces de théâtre et des scénarios. La route a été adapté au cinéma en 2009 (réalisation de John Hillcoat, avec Viggo Mortensen et Kodi Smit-McPhee).

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.