Histoire réversible, Lydia Davis, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anna Rabinovitvch, Christian Bourgois, 2016
Le titre du dernier recueil de nouvelles de Lydia Davis, Histoire réversible, dit déjà le double sens, le jeu de l’endroit et de l’envers. Quelque chose que l’on croit à la première lecture et finalement non, peut-être pas, cela coulisse et c’est autre chose, comme un double-fond, une porte dérobée qui bascule et nous fait entrer dans un nouvel espace initialement non visible. Ces nouvelles m’ont désarçonnée. Je ne les ai pas lues avec l’exaltation qui déclenche l’envie d’en faire une chronique de lecture, pour enrichir l’île. Autre chose me pousse ici. Tenter de dénouer par l’écriture ce qui s’est noué à la lecture.
Elles sont d’inégales longueurs, d’une phrase à quelques pages. Souvent, la même question m’est venue. Est-ce que j’ai bien lu ce que j’ai lu ? Alors, je relisais le texte une deuxième fois, parfois une troisième. Je doutais de l’apparence, cherchais à la gratter, l’évacuer, traverser quelque chose. Je pressentais le double fond sans trouver l’astuce pour y accéder.
Bloomington est une des plus courtes. Une seule phrase. Maintenant que je suis ici depuis un petit moment, je peux affirmer avec certitude que je ne suis jamais venue avant. Cela sonne comme un sujet de philosophie sur le temps et l’espace, le doute et la certitude, le présent et le passé, la sensation et le souvenir. Sous une apparence anodine, chaque mot est porteur d’une densité, d’un poids. Quelle fille, quelle femme parle ? De quel Bloomington s’agit-il ? Les États-Unis en compte trois (Illinois, Minnesota, Indiana). Quelle est l’importance de ce lieu justifiant cette réflexion ? Qu’est-ce qui a fait penser à la narratrice que peut-être, elle était déjà venue là, avant ? Qu’est-ce qui édifie sa certitude du contraire ? Texte énigme, livré à notre questionnement, à notre frustration.
Les phoques est une des plus longues. Trente pages. Au cours d’un voyage en train, la narratrice se souvient de sa sœur ainée, morte après un coma prolongé. Une grande sœur comme une seconde mère, attentionnée, qui a veillé sur elle et sur son frère. Elle avait pris l’habitude d’offrir à sa jeune sœur des cadeaux à thème animalier, sources de questions, d’hypothèses et de déductions pour la cadette. Le dernier fut un duo de petits phoques blancs perforés qui, remplis de charbon, servent à absorber les mauvaises odeurs dans le réfrigérateur. Elle a sans doute jugé que puisque je vivais seule, le frigo devait être négligé et sentir mauvais, ou elle a simplement pensé que n’importe qui pouvait avoir besoin de ce genre d’objet. La narratrice a gardé ce petit cadeau longtemps après la fin de sa période utile. J’aime bien les avoir, parce qu’ils me font penser à elle. Je me penche, je déplace les objets, je les vois, allongés derrière, sous la lumière qui brille à travers les aliments desséchés éparpillés sur l’étagère du dessus. L’écriture du microscopique pour dire la perte, le vide laissé par un être cher, le rituel du souvenir, le lien qui perdure après la séparation par la mort. Ce texte est dissection d’un être aimé disparu, mystérieux comme le lien qui unissait les deux sœurs. La nouvelle est beaucoup plus longue que d’autres, pourtant elle a provoqué chez moi le même sentiment de frustration. Je n’en savais pas assez. C’est cela, je crois, qui me trouble. Le quotidien est passé au scalpel d’une description minutieuse, et pourtant, on ne sait pas. J’ai senti à la lecture, que quelque chose, toujours m’échappait, glissait, alors je relisais la nouvelle à peine terminée, pour percer le mystère de cette sensation, cherchant à combler le trou que créait le texte.
Une idée de pancarte est de longueur intermédiaire. Deux pages. La narratrice y fait l’inventaire de ce que chaque voyageur dans un train pourrait annoncer à ses voisins, au départ, de ses comportements (s’il va ou non téléphoner, manger, lire, ôter ses chaussures, se lever…). Ceci dans l’intérêt général. Cela éviterait les mauvaises surprises. A la lecture, j’ai senti l’oppression de cette femme maniaque qui détaille à l’infini les petits gestes qu’elle pourrait faire, comme si elle voulait tout (à commencer par elle-même) garder sous contrôle, refusant la surprise qu’elle pourrait causer aux autres et à elle-même.
Ces émotions négatives (titre d’une des nouvelles) à la lecture sont amplifiées par l’absence de chute. Les textes ne sont pas clos. Ils restent en suspension et nous avec.
Le ton de l’ensemble est incertain. L’humour affleure. Je me sens très bien mais ça pourrait aller encore mieux est une liste d’affirmations, petites gênes dérisoires prises isolément, mais qui, par le cumul, disent de façon comique l’extrême irritabilité de la narratrice. Cela commence par Je suis fatiguée, se termine par Le tic-tac de la pendule est très bruyant en passant par Il m’appelle quand je travaille ou Cette pomme a des tâches marron. Ce n’est pas ce qui est dit qui compte mais ce que cela ouvre. Interrogations, doutes, associations, évocations.
L’écriture de Lydia Davis cisèle une surface, la vie dans ce qu’elle a apparemment de plus banal, quotidien, mais laisse entrevoir, sans y donner vraiment accès, l’envers de cette apparence. Elle a quelque chose de surréaliste. Le recueil contient d’ailleurs une série de textes signés « rêve » issus de rêves éveillés ou endormis faits par l’auteur ou certains de ses amis. C’est court, nous laisse perplexe comme au réveil le souvenir d’un rêve. Quelques images que l’on tente tant bien que mal de relier avec ses mots par la narration orale ou écrite, avec la sensation que quelque chose ne colle pas, qu’on ne dit pas, qu’on ne peut pas dire ce que l’on a vu, senti, ce qui nous a traversé. Sorte d’écriture impuissante.
J’ai pensé à Jacques Prévert et à Georges Perec en lisant Lydia Davis. Prévert pour la liberté des formes, cette façon d’extraire du quotidien des signes qui disent bien plus que l’apparence rapportée. Perec pour le jeu avec les formes, notamment pour la nouvelle Histoire réversible, qui donne son titre au recueil. Lydia Davis y met à nu l’importance que revêt l’ordre de la narration, sur le sens qui peut être produit. Collaborant de temps en temps avec Le labo des histoires*, je me dis que les textes de l’écrivain américaine pourraient constituer une riche matière pour jouer avec et travailler l’écriture.
Ouvrant à nouveau le livre, j’en découvre le titre original Can’t and Won’t : Stories. Impossibilité de trouver le double fond, pourtant là.
Née en 1947, Lydia Davis a écrit un roman (C’est fini, Phébus, 2007) et plusieurs recueils de nouvelles. Traductrice de romans (Marcel Proust, Gustave Flaubert), poèmes et essais philosophiques (Michel Foucault, Maurice Blanchot), elle est aussi professeur d’écriture créative à l’université d’Albany (New York).
Le labo des histoires est une association implantée sur différents lieux du territoire français proposant des ateliers d’écriture gratuits pour les jeunes.