La femme gelée, Annie Ernaux, Gallimard, 1981
En littérature, Annie Ernaux a inventé le je sociologique (je crois que c’est Emmanuel Carrère qui utilise cette formule). Elle fabrique de la sociologie avec sa propre matière, singulière. Dans La femme gelée, son je est un elles. Son je est celui une femme, hyper consciente de sa génération, la dévoilant à travers elle-même.
J’ai lu La femme gelée d’un trait. Ce texte dit une continuité de femmes. Elles défilent pour se concentrer sur une seule qui en dit beaucoup d’autres. Annie Ernaux élabore son hérédité féminine par le souvenir et l’écriture. Elle construit sa généalogie du côté des femmes. Elle fouille, fait remonter les images, les expressions. Sa langue mêle le quotidien, le banal, le simple et d’une certaine façon le transfigure, lui donne une voix poétique. Elle met en images. Dès la première phrase : Femmes fragiles et vaporeuses, fées aux mains douces, petits souffles de la maison qui font naître silencieusement l’ordre et la beauté, femmes sans voix, soumises, j’ai beau chercher, je n’en vois pas beaucoup dans le paysage de mon enfance.
Elle dessine sa trajectoire d’enfant à jeune femme et fait un constat étrange qu’elle n’interprète pas. Elle a grandi à l’abri de l’idée d’une division des rôles entre hommes et femmes qui dirait la supériorité des premiers sur les secondes. Pourtant, le mariage lui a peu à peu imposé cette hiérarchie. Elle a été remise dans un ordre auquel, de façon très pratique (pas de grands discours sur les genres alors), elle avait toujours échappé.
Cette distorsion entre l’avant, ouvert aux possibles, intrépide, travailleur aussi (excellente élève, grande lectrice) et l’après, cantonnement progressif à l’intérieur, aux enfants est très troublant. Comment, avec ce qu’elle a vécu enfant, adolescente, ce qu’elle a appris, ce qu’elle a lu, Beauvoir et d’autres, le mari qu’elle a choisi, un étudiant, la culture, comment a-t-elle pu se transformer en femme gelée ?
Enfant, elle ne connait pas la réserve naturelle des petites filles, leur maintien modeste et leurs effarouchements supposés. Même si dans le café-épicerie parental, les espaces et les sexes sont distincts (sa mère à l’épicerie sert les femmes, son père au café sert les hommes), la petite Annie n’intègre pas de distinction figée des rôles. Bien au contraire. Sur sa mère : Comment, à vivre auprès d’elle, ne serais-je pas persuadée qu’il est glorieux d’être une femme, même que les femmes sont supérieures aux hommes. Elle est la force et la tempête, mais aussi la beauté, la curiosité des choses, figure de proue qui m’ouvre l’avenir et m’affirme qu’il ne faut jamais avoir peur de rien ni personne.
Bien sûr, la fillette, puis l’adolescente observe autour d’elle ces différences de rôles, déjà évidentes pour d’autres. Elle découvre le piège à femmes que représente le ménage (sa mère n’y attache pas grande importance) avec sa copine. Ce serpent de Brigitte, désignant un endroit dans le bas du mur : « Dis donc, il y a longtemps que ça n’a pas été fait ! »). Elle entend des remarques sur elle. Qu’est-ce qu’elle deviendra celle-là ? lance un garçon de 14 ans alors qu’elle vient de lâcher un gros mot. Mais cela ne la concerne pas, elle y échappe avec bonheur. Elle a des alliés, ses parents pour qui devenir quelqu’un ça n’avait pas de sexe.
Avec le mariage, toute une mécanique se met peu à peu en place, à coup de petites actions quotidiennes, petits abandons masculins, petites prises en charge féminines, pour aboutir à ce qui paraît tout à fait normal à l’homme et insupportable à la femme. Ultime étape : « On joue le dernier Bergman, au Ritz. Est-ce que tu serais fâchée si j’y allais cet après-midi ? » Silence. « Ça sert à quoi d’être deux pour garder le petit ? » Et si, de temps en temps, elle lui fait remarquer que quand même, il faudrait répartir la charge, il lui balance qu’elle n’est pas un homme et ne fait pas pipi debout. Le corps tout puissant qui dicte la norme sociale !
Peu à peu tout ce à quoi elle avait échappé, ce dont elle avait été tenue à l’écart par sa famille anti-modèle, sa mère anti-ménage, son père qui épluchait les patates, tout ça lui tombe dessus, inéluctable. Rattrapée la fille qui croyait courir libre ! Naïveté de ma mère, elle croyait que le savoir, un bon métier me prémuniraient contre tout, y compris le pouvoir des hommes.
L’écriture d’Annie Ernaux fait voir mais ne conclut pas, s’impose sans imposer, se donne sans ordonner. Elle ouvre, déclenche. Le livre est dédié à Philippe, l’homme du premier mariage. Cadeau empoisonné, parole libre. Contre lui (dans les deux sens), elle s’est transformée en femme gelée. Après la séparation, elle a gardé son nom, écrit ce que tout cela lui a fait, témoin obsessionnelle et lucide. Une femme parmi tant d’autres, mais une femme qui écrit.
Née en 1940, Annie Ernaux a mené une double carrière d’écrivain et de professeur de français dans l’enseignement secondaire. Son œuvre (à l’exception de son dernier roman, Mémoire de fille) a été rassemblée dans le très beau Écrire la vie (Gallimard, 2011).