Kamasutra des grenouilles, Tomi Ungerer, Musée Tomi Ungerer – Centre international de l’illustration, 2020
Seize pages, grand format, papier épais, sans couverture, reliure cousue de fil rouge, bandeau titre imprimé en rouge. Seize pages couvertes de grenouillades érotiques, œuvre de Tomi Ungerer (1931-2019). Strasbourgeois de naissance, l’artiste dont la famille compte des bouchers, des pasteurs et des fabricants d’horloges astronomiques, a légué ses 14 000 dessins au musée qui a pris son nom. Et ce dernier réédite ce kamasutra des grenouilles, réjouissant d’audace (mais c’est le moins qu’on puisse attendre de ce genre d’inventaire) et de drôlerie.
Tomi Ungerer, dont je lisais à mes enfants, petits, Jean de la lune ou Les trois brigands, albums publiés par L’École des loisirs, s’est donc diversement illustré. Ce bestiaire érotique explore des positions, seul ou à plusieurs, avec d’autres animaux (crapaud, escargot), impliquant des végétaux (principalement les joncs), mais propose aussi un large spectre d’idées-situations nécessitant des objets (ancre marine, baguettes chinoises, fourchette, bouteille de champagne, escarpin à talon haut, théière, horloge à poids ou encore anneaux de gymnastique). Bref, on l’aura compris, le kamasutra ungererien n’est pas à la portée de toutes les bourses et plus généralement de tous les corps.
Certains ne s’en étonneront pas. Quoi de plus normal en effet ? Entre humains et batraciens, les élasticités de peau et de muscle diffèrent. Les souplesses articulaires sont sans rapport. Notre temps est souvent compté, quand la grenouille réputée pour ses mœurs amoureuses (je cite la présentation de l’éditeur), n’a finalement pas grand-chose d’autre à faire. Ainsi richement dotée, elle peut bien déployer toute son inventivité. L’érotisme de la grenouille défie donc régulièrement les lois de la physique.
Cet érotisme est aussi très rigolard. Dans chaque dessin, l’animal présente une bouche béante de voracité lubrique (je cite Tomi Ungerer), très largement fendue par l’amusement, et les yeux racontent toute l’ingéniosité de l’action. Les batraciens enveloppés d’une peau aussi lisse qu’une émeraude (je cite encore Tomi) manifestent entre eux une coopération débridée, un souci réjoui du détail et de la synchronisation (sans doute l’héritage horloger de l’illustrateur), et se gondolent à pleins poumons.
Certains s’étonneront du grand écart de cet illustrateur qui avec un même élan, a dessiné des livres pour enfants et des albums érotiques ou satyriques. Mais Tomi était sans frontière et son désir se nommait subversion. Ses dessins racontent des êtres engagés mais à part. Regrettant une production éditoriale pour la jeunesse douceâtre, l’artiste aimait dire qu’il fallait traumatiser les enfants pour qu’ils puissent vivre leur propre identité et ne se rangent pas tout droits dans des bataillons. Il racontait qu’avoir perdu son père à 3 ans, dans une Alsace allemande, avait été une chance. Il racontait qu’il avait alors appris des comptines nazies et qu’il s’en souvenait encore. Pour expliquer le don de son œuvre au musée de Strasbourg, il disait que le mieux pour se débarrasser de son passé, était de le donner. Et titillé par des observateurs sur son insistance à représenter sans retenue l’érotisme (oui, oui…), il répondait que l’orgasme était une lucarne ouverte sur l’éternité et puis, lâchait qu’avoir vécu longtemps aux États-Unis, lui avait donné envie de se moquer d’un prêt-à-vivre dont savaient bien se garder les grenouilles aux cuisses longilignes et aux fesses de nymphettes.
Il pleut, il mouille c’est la fête à la grenouille.