Les photos qu’elle ne montre à personne, Katrien De Blauwer, présenté par Philippe Azoury, Textuel, 2022
À Arles, aux Rencontres de la photographie, on peut voir des images de Katrien de Blauwer, exposée là alors qu’elle ne photographie pas. L’artiste belge découpe des photos dans des magazines des années 1960-70, les assemble (souvent par deux), ajoute parfois de la couleur (gouache, crayon, bande de papier). Dans l’espace Croisière où ces images sont accrochées, on circule dans de petites salles, que j’imagine pièces d’un ancien appartement. Les murs sont peints de couleurs claires, les sols sont couverts de carrelages de ciment aux motifs géométriques. Entre ces alcôves et les images qu’elles abritent, une même histoire se déroule, celle d’un retour énigmatique. Quelque chose revient, mais autrement, quelque chose de nu, fragile, coupé, coupant.
Sur les images, on voit souvent des bouts de femmes, des jambes, des bras, des bustes, des dos, des chevelures et des visages parfois eux-mêmes coupés. Aucun corps n’est entier. L’image d’origine amputée, collée à une nouvelle, provoque une dilatation. Le mariage des deux surfaces de noir et blanc n’est pas de raison, l’œil de Katrin les a unies sans autre cérémonie que celles des ciseaux et de la colle, et notre œil jouit de l’assemblage, ouvreur d’histoires et de fantasmes. C’est le mystère du collage, du montage. Un et un font beaucoup plus que deux.
Une des séries s’appelle Rendez-vous. Un homme et une femme ont rendez-vous. Rendez-vous de deux êtres ou d’un seul, avec lui-même, sa part d’homme, sa part de femme, réunies par une coupure.
Une autre série s’appelle Single Cuts and Jump Cuts. Une photographie est découpée puis recomposée. Aucune image n’est figée, chacune peut toujours être bousculée, remodelée. La photographie d’origine est une glaise, la déconstruction, un principe d’architecture.
Une autre série s’appelle When I was a boy. L’artiste raconte qu’enfant, sa grand-mère lui coupait les cheveux très court, l’habillait avec des vêtements de garçon et qu’elle a lutté pour devenir une fille. Les images coupées racontent le féminin par le genou, par la chevelure, par les seins sous un pull de ski. Je vois des femmes filmées par Truffaut, Godard, Rohmer, Eustache, Antonioni ou Pasolini. Même coupées, ou justement parce qu’elles sont coupées, comme aiguisées, les images nous emportent, décollant un bout du temps retenu par nos rétines, et que la photographe sans appareil ni bain d’acide, cadre, développe et fixe.
Raconté ainsi, le travail de Katrien de Blauwer dit une tension permanente, un paradoxe. Jusqu’au titre de cet ouvrage, Les Photographies qu’elle ne montre à personne. Pourtant, si on laisse notre œil regarder, si on le laisse faire, comme l’enfant laisse faire sa main quand il dessine, si on retrouve cet art du regard sans pesanteur critique, on sent que quelque chose court dans l’image faite de plusieurs morceaux. D’un immeuble éclairé dans la nuit à la bouche d’une femme raturée de jaune, d’un arbre dans la brume à un dos féminin souligné de bleu, quelque chose glisse, coule d’un bord à l’autre de l’image. Par l’imaginaire, le heurt de la coupure s’estompe.
Et regarder ces images nous met en vibration avec notre propre coupure, celle qui nous traverse et nous constitue, avec laquelle on joue en permanence, en nous faisant croire qu’on est fait d’une même matière. Katrien De Blauwer sait bien que non. Ses images dépouillées, adjointes, en tension, en sont la tendre et lumineuse trace.
Née à Renaix (Belgique) en 1969, Katrien Blauwer a publié plusieurs ouvrages parus chez Librayman, notamment le très beau You could at least pretend to like yellow (2020) ne reproduisant que des papiers imprimés de textes ou d’images.
Une réflexion sur « Grandes coupures »