Gwenola Wagon, Planète ꓭ, éditions 369, 2022
Cette enquête, réjouissante dans sa forme et son intention, affole par ce qu’elle met à plat. Planète ꓭ raconte le monde régi par Amazon et son grand chef, Jeff Bezos. Dans l’ouvrage, les deux sont nommés Ɐ et ꓭ, soit deux archétypes dépassant l’entreprise et l’homme, mais racontant bien notre monde. L’artiste Gwenola Wagon fouille, recoupe, retourne les faits comme des gants, en invente des suites, dévoilant d’effrayants envers. Si j’étais libraire, je ferais suivre le grand A inversé argenté de la couverture d’un lire absolument.
Texte très documenté mais aussi nourri de fictions (prolongeant le réel d’à peine quelques pas), écrit sans fioriture ni lamento, enrichi d’images (schémas, dessins, photographies), de citations, le tout rythmé par une maquette impeccable, la démonstration est construite à coups de faits, de phrases limpides et de rapprochements audacieux. Gwenola Wagon traque, passe au tamis, braque sa lampe torche sur le gigantisme d’Ɐ et ꓭ, figures d’un monde que George Orwell, Aldous Huxley, Isaac Asimov ou Ray Bradbury auraient pu inventer. Sauf que c’est, en grande partie, le nôtre aujourd’hui.
Deux rêves sont à l’origine du livre. Celui d’une femme sans fusée ni entreprise, appelons-la Gwenola Wagon, qui se réveille une nuit avec le sentiment d’avoir été hackée dans son rêve. On lui a collé le rêve d’un autre et ça l’agace. Je veux prouver que c’est le rêve d’un psychotique qui essaie d’infuser son délire à la planète. Ce second rêve ressemble plus à une obsession qu’à une déambulation dans la gaze nocturne, il s’agit du rêve enfantin de conquête terrestre et extraterrestre de Jeff Bezos.
Le petit Jeff adore la série Star Trek lancée en 1966, soit deux ans après sa naissance. Monde utopique où le bien règne désormais (la maladie, la guerre, l’injustice et le racisme ont disparu), la série raconte une succession d’aventures dans des espaces extraterrestres, là où aucun homme, là où personne, n’est jamais allé. Jeff tient là son programme. Devenu aujourd’hui l’homme le plus riche de l’histoire, il a créé et dirigé une entreprise en passe d’acquérir le monopole de la vente dans le monde. Il a aussi créé Blue Origin, société de tourisme spatial, montée dans le secret d’un hangar texan. Le 13 octobre 2021, William Shatner, 90 ans, le capitaine Kirk de la série Star Trek, était du voyage (onze minutes pour un peu moins de 500 000 dollars). J. Bezos pratique ainsi joyeusement la jonction entre réel et imaginaire. Et dans Planète ꓭ, G. Wagon lui donne la réplique, pénétrant son délire jusqu’à le poursuivre elle-même, pour tenter, vaille que vaille, de le tenir à distance.
L’artiste décrit par exemple une application nommée Ɐdernierclic qui permettrait de tout choisir de sa mort (le moment, la musique, le dernier message, le mode de récupération du corps qui serait une sorte d’ultime livraison, à l’envers, on viendrait délivrer la personne d’elle-même…). On peut se dire : « Gwenola Wagon divague ». On peut aussi s’interroger : « Qu’est-ce qui empêcherait le grand planificateur Bezos d’inventer ça ? ». Dans un monde où la valeur suprême est le tout-possible-tout-le-temps-et-partout-pour-satisfaire-le-client, qu’est-ce qui empêcherait que cette application soit inventée ? Écrivant, je ne suis d’ailleurs pas sûre qu’elle n’existe pas. En tout cas, je suis sûre que des recherches sont en cours sur ce sujet.
Mais revenons à l’origine d’Amazon. En 1994, Bezos fonde une entreprise de vente de livres à distance. La livraison gratuite attire les acheteurs. La vente à perte ne coule pas l’affaire, les actionnaires tiennent bon, l’entreprise se développe en appliquant la recette à d’autres secteurs jusqu’à devenir ce qu’on sait aujourd’hui : une gigantesque plate-forme logistique, innervée par de puissants algorithmes, de délirants brevets et de déroutantes applications, qui possède aussi ses propres lignes de production, des enseignes de commerce physique, une régie de publicité en ligne, un fournisseur de contenus culturels (Amazon Prime), de matériels électroniques grand public (Kindle), une cellule de recherche sur l’intelligence artificielle (notamment Alexa, assistant personnel, grâce auquel on peut par la voix commander toutes sortes d’objets connectés) et s’avance dans le domaine de la santé.
Le chiffre d’affaires est passé de 232 milliards de dollars en 2018 à 280 en 2019, 386 en 2020 et 469 en 2021. On le voit, la crise sanitaire a été une alliée de choix. Le plus troublant demeure la manière dont Ɐ renverse la situation à son avantage. Chaque crise semble à la fois justifier et renforcer la rhétorique sécuritaire de Ɐ. Et le leitmotiv Restez chez vous en cachait un autre Restez chez nous. Un nous qui a supprimé les concurrents, les intermédiaires et les lieux pour n’en valoriser qu’un, le domicile ultra connecté à partir duquel chacun peut commander 24/24 et être livré en un temps record. Une maison où tout serait à portée de voix, sans contact.
Un nous composé de hangars organisés en réseaux dans le monde entier (si l’un flanche, un autre prend la relève), avec à l’intérieur des robots et des êtres humains, dont certains travaillent dans des cages, pour éviter d’être blessés par les robots. Mais la différence entre robots et humains est faible puisque ces derniers travaillent contrôlés par des logiciels. Chaque centre est l’instance d’un ensemble qui n’a ni dedans ni dehors, dont la propagation incarne de manière condensée le récit de science-fiction Autofac de Philippe K. Dick, dans lequel les machines auto-répliquantes d’une usine automatique ne s’arrêtent plus, fonctionnent seules et produisent à n’en plus finir des objets sans utilité. C’est Chaplin ou Tati en moins drôle. Les tâches répétitives produisent leurs effets : corps détruits, devenus inaptes au travail. S’il est facile de chiffrer les emplois créés par Ɐ, il est bien plus difficile de chiffrer ceux qu’elle détruit.
Au-delà de l’enquête sur Amazon et Bezos, que chacun avec curiosité et persévérance, peut faire, il y a dans Planète ꓭ une brillante scénographie des absurdités de notre ère : obsolescence d’inutiles objets fabriqués vite, mal et loin, associée à des pulsions névrotiques de consommation toujours accrues, stratégie d’évitement des liens sociaux orchestrée par l’intelligence artificielle, passivité des êtres alimentée par l’hypersécurisation et l’hyperprogrammation. Il ne s’agit pas tant de connaître l’internaute que de le rendre prévisible et tel qu’il aimerait être. Les algorithmes de recommandation devancent les fantasmes de l’internaute et le plongent dans un univers déjà connu, filtré à la manière de l’air conditionné, selon ses préférences et ses humeurs. Il a la sensation d’être en symbiose avec sa bulle algorithmique. Au fil de son activité, celle-ci le fait baigner dans un milieu de plus en plus homogène. Il devient alors facilement irritable à toute forme de différence et d’adversité. Il préfère se terrer, se centrer, se mettre en boule pour se protéger des dangers jusqu’à ne plus pouvoir sortir de son écran. Sa peur est une aubaine pour Ɐ qui lui offre la possibilité de s’enfermer dans une position embryonnaire.
Pas sûr que cela transpire dans ces lignes, mais Planète ꓭ possède une drôlerie, celle qui aide à vivre avec les monstres, à les regarder, les décrypter, pour mieux sentir qu’ils ne nous mangeront pas.
Artiste et enseignante à Paris 8, Gwenola Wagon (j’adore ce nom !) imagine, comme l’indique l’éditeur, des alternatives et des récits paradoxaux pour déconstruire le monde numérique contemporain. Elle a notamment écrit avec Stéphane Degoutin Psychanalyse de l’aéroport international (éditions 369, 2018), ouvrage issu de l’exposition Terminal P, vue en 2016 (La Panacée, Montpellier) et qui m’avait réjouie. Les éditions 369 sont diffusées par Hobo qui sur son site, affiche ça.