Imaginaire par nature
Été, ma petite académie en est à la lettre I, le blog s’appelle comme on sait, tout converge vers cette terre isolée, intrigante, fantasmée, refuge ou prison, bagne ou paradis, confetti ou assez vaste pour faire oublier la mer autour, tropicale ou glacée, avec ou sans îliens, caillou ou plantée d’arbres immenses dont on se demande s’ils ne prennent pas racine en mer. En un mot, court, à la fois féminin et masculin, léger, mille fois chanté, sensuel, le I étirant les lèvres à l’horizontale puis l’L roulé par la langue soudain stoppée dans son élan. Est-il beaucoup de mots de seulement trois lettres qui en entraînent autant dans leur sillage ? D’accord, il y a aussi vie, eau, feu, oui, non, été, mer et quelques autres (cruciverbistes, n’hésitez pas à compléter), mais île a une belle place au soleil des associations. Le prononcer, c’est déjà partir. Explorations tous azimuts avec I comme ÎLE.
L’île est séparation et attraction. L’une entraîne l’autre. L’ailleurs aimante autant qu’il fait peur et l’île en est la traduction géographique parfaite. L’île est un ailleurs identifié, circonscrit, (aujourd’hui) repéré. On pose son index sur le bleu d’une carte interrompu par une petite forme irrégulière brune, verte, et on y est presque. Trésor de l’île et carte de l’île au trésor se confondent. Et quand bien même vous trouveriez un caillou où vous ne voudriez pas vivre, il est désirable parce que loin des autres et tout ce qui est loin des autres est délicieux (Olivier de Kersauson, préface à L’Atlas des îles abandonnées). Il y a bien sûr l’eau à traverser. Sans eau pas d’île. Le navigateur le sait : Une île c’est d’abord une ombre sur l’horizon de la mer. Une ombre qui grossit, s’étale, prend du relief et des couleurs au rythme de l’approche, puis à un moment, la silhouette se dessine et se fige ; alors elle ne fera que grossir au fil de l’heure. L’espace se domine d’un coup d’œil, c’est une rencontre avec tous les possibles, que la fin de l’approche confirme, ou pas.
Deux sortes d’îles, rappelle Gilles Deleuze (Causes et raisons des îles désertes) : les continentales et les originaires. Les premières naissent d’un détachement du continent, la mer s’est mise entre deux terres, une immense et une réduite qui se réinvente une vie d’île. Les secondes étaient déjà là, liées à la mer, massifs coralliens ou fruits d’une éruption volcanique. Les premières viennent de la terre, les secondes de la mer. Pour le philosophe, la géographie ne dit rien de plus que l’imagination ne disait déjà. Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence.
Le beau texte de G. Deleuze débouche sur la littérature et la mythologie. L’île et ses modes de création sont métaphores de la littérature. L’île est un recommencement, une origine seconde. La littérature est un recommencement, une origine seconde de la mythologie, des croyances, de l’imaginaire collectif accumulé. Sans mythologie pas de littérature et sans littérature pas de mythologie. Les deux se tiennent, se soutiennent pour faire vivre un espace imaginaire, indispensable et fragile.
L’imaginaire littéraire dont l’île est, par nature, porteuse, est redoublé par les qualificatifs qui souvent lui sont accolés : abandonnée, déserte, mystérieuse, disparue.
Abandonnée. L’Atlas des îles abandonnées recense près de trente îles très éloignées des continents. Le chemin qui y mène est long et pénible, l’accostage périlleux ou impossible et même lorsqu’il réussit, la terre si âprement désirée s’avère bien souvent – comme on aurait pu s’en douter – sinistre et sans valeur. Parmi elles, à 630 km des côtes chiliennes, l’île Robinson Crusoé. C’est là que le corsaire Alexander Selkirk séjourna entre 1704 et 1708, là qu’il tint un journal dans lequel puisa, dit-on, Daniel Defoe, pour l’écriture de son Robinson Crusoé. Avant 1966, l’île se nommait tout simplement Isla mas a Tierra (la plus proche du continent). Avec le changement de nom, l’imaginaire a détrôné la géographie. Devenu mythe, le roman du XVIIIe siècle ne reste pas isolé, il ouvre un genre. S’y engouffrent Jules Vernes (L’île mystérieuse), Jean Giraudoux (Suzanne et le Pacifique) ou Michel Tournier (Vendredi ou les limbes du Pacifique) pour les plus célèbres. Une famille de Robinsons est née. Le nom devient presque commun, synonyme de défricheur (d’ailleurs utilisé aussi ici).
Déserte. L’île déserte est cet enfer dont le passeport est une liste de livres préférés. C’est le fameux jeu éponyme auquel ce blog ne joue pas. La question (Sur une île déserte, quels livres…) est régulièrement posée à des écrivains qui affichent alors leur petit panthéon littéraire. S’y mêlent poids lourds (en vrac : Proust, Joyce, Balzac, Châteaubriand, Hugo, la Bible ou Les Mille une nuits) et autres catégories. Interrogé par Raymond Queneau sur sa bibliothèque idéale, Roger Caillois préfère laisser parler le plaisir personnel et mille accidents de la vie [car] ce sont bien des accidents qui font chérir un livre plutôt qu’un autre [et qui] le rendent presque indispensable pour des raisons qui ne dépendent nullement de sa valeur. Canon littéraire démontré par l’Université contre revendication d’une subjectivité du goût littéraire installée par la trajectoire personnelle. Les deux se rejoignent parfois. Le jeu de l’île déserte reste un prétexte pour faire son autoportrait de lecteur, provisoire, partiel, parfois prétentieux.
Mystérieuse. La plus connue, celle de Jules Vernes, mais toute île ne l’est-elle pas ? Mystère, énigme sont indissociables de cette terre coupée. De quoi ? Depuis quand ? Le premier mystère de l’île, c’est elle-même. Intrusion d’un élément dans un autre, abordages, conquêtes, asservissements, métissages. Comme l’homme, l’île vient au monde avec ses questions sur elle-même, en concentré. Les littératures iliennes en portent la trace. Cuba (Wendy Guerra, Tout le monde s’en va), les Caraïbes (Patrick Chamoiseau, Solibo le magnifique) ou les îles du Pacifique (Ali Zamir, Anguille sous roche) inventent des littératures du questionnement identitaire. De quoi est faite notre île ? Qui sommes-nous sur elle ? Que fait-elle de nous ? Y vivre ou la fuir ?
Dans Le lagon bleu du regard, le poète réunionnais Riel Debars concentre ses interrogations : quelle est cette île / au-dessus d’un océan sans mesure / les sombres aurores emmêlent la terre et les eaux / quelle est cette terre / arrachée à des millions d’années-lumière / quelle est cette île / flots bruissant d’eaux vives (…) /quelle est cette terre sans terre / cet univers de torrents impétueux et provisoires / cette terre de révoltes brèves et violentes /cet espace sans espace / au-dessus d’un océan d’eaux mortes
Disparue. Née de la terre ou de l’eau, l’île peut mourir par l’une ou l’autre, rattachée au continent ou engloutie. Un insolite inventaire de ces terres fantômes est établi dans Les îles disparues de Paris (Jacques Damade). On connaît aujourd’hui les deux majeures (île Saint-Louis et île de la Cité), mais la Seine avait son archipel. Don Quichotte parti en quête de terres que plus personne ne connait ou Christophe Colomb en mal de redécouvertes, J. Damade déambule dans le temps et les vieux plans de Paris à la recherche des chères disparues. Leurs seuls noms pour que l’imagination ne s’endorme pas : île aux Juifs, île du Louvre, île Maquerelle devenue île des Cygnes (qui n’est pas l’île aux Cygnes, existante mais artificielle), île aux Vaches, île Merdeuse… Promenons-nous sur le fleuve, pour y voir des îles et des ponts. L’île sépare, souligne, accentue. Le pont relie, rapproche, gomme. (…) L’île a une beauté sui generis. Elle naît et elle est. Libre jusqu’à l’arrogance, elle a une saveur incomparable. Elle peut être aussi l’œuf d’où naît l’empire (Angleterre, Japon). Le pont a la chaleur, la sympathie, le sans-gêne. C’est le compère et la commère qui placent, vivaces, leurs chaises et leur table sur le seuil de leurs maisons. Ce sont deux états psychiques. Amoureux de ces terres éphémères, J. Damade affirme Les véritables îles sont nos îles disparues.
Rêvée, ressuscitée, ou réelle face au navigateur qui la vise, l’île se dresse telle une inépuisable réserve d’imaginaire.
Par ordre d’apparition : Atlas des îles abandonnées (J. Schalansky, Arthaud, 2014) ♦ Causes et raisons des îles désertes – Textes et entretiens 1953-74 (G. Deleuze, Minuit, 2012) ♦ Robinson Crusoe (D. Defoe (1719) ♦ Le lagon bleu du regard (R. Debars, Le Tramail, 1991) ♦ Les îles disparues de Paris (J. Damade, La bibliothèque, 2011)
George Perros en parlait ainsi : « En voilà un que je connais par cœur – pas question de mémoire, je serais bien incapable d’en citer correctement une ligne. Par cœur, c’est-à-dire que je sais pourquoi je l’aime, y reviens, l’emmène avec moi. »
On dit qu’il fut le livre de chevet de Yukio Mishima…
Saint-Vincent
Loin Singapour Seymour Ceylan
Vous c’est l’océan Qui vous sépare
Et vous laisse à part
Moi des souvenirs d’enfance
En France
Violence
Manque d’indulgence
Par les différences que j’ai
Café Léger Au lait mélangé
Séparé petit enfant
Tout comme vous
Je connais ce sentiment
De solitude et d’isolement
Belle-Ile-en-Mer Marie-Galante
Saint-Vincent
Loin Singapour Seymour Ceylan
Vous c’est l’océan
Qui vous sépare
Et vous laisse à part
Comme laissé tout seul en mer
Corsaire Sur terre Un peu solitaire
L’amour je l’ voyais passer
Ohé Ohé
Je l’ voyais passer
Séparé petit enfant
Tout comme vous
Je connais ce sentiment
De solitude et d’isolement
Belle-Ile-en-Mer Marie-Galante
Saint-Vincent
Loin Singapour Seymour Ceylan
Vous c’est l’océan
Qui vous sépare
Et vous laisse à part
Karukera
Calédonie Ouessant
Vierges des mers
Toutes seules
Tout l’ temps
Vous c’est l’océan
Qui vous sépare
Et vous laisse à part