Lisières photographiques

Lumière des roses, Éloge de la photographie anonyme, Textes de Marion & Philippe Jacquier et de Gilles A. Tiberghien, Atelier EXB, 2025

Arles et les rencontres de la photographie. Y aller comme on plonge, comme on nage sous l’eau, rester à l’écart du monde tout en s’ouvrant à mille mondes. Les larmes ou le sourire, soudain, à la vue d’une image. Aller les voir partout. Dans les églises et les chapelles (Sainte-Anne, Saint-Blaise, Saint-Martin du Méjan), dans l’espace Van Gogh, au musée Réattu, dans les douches municipales, l’espace Monoprix, à la Croisière, traverser le boulevard des Lices pour le parc des Ateliers, prendre un bus pour l’abbaye de Montmajour et revenir au cœur, dans le cloître Saint-Trophime, en ayant gardé, sans le savoir, le meilleur pour la fin.

Dans Lumière des roses, les photographes exposés sont nombreux et inconnus. Ce sont des amateurs ou des professionnels. Au début du XXe siècle, les photographes reporters exerçant dans les agences étaient considérés comme de simples employés et ne signaient pas leurs images. Quant aux photographes de quartier ou ambulants, ils ne revendiquaient pas forcément le statut d’auteur, tout comme les photographes scientifiques, publicitaires ou judiciaires. Les photographies les plus anciennes de l’exposition datent de la fin du XIXe siècle, les plus récentes des années 1970, la plupart d’avant les années 1950. Marion et Philippe Jacquier les ont chinées pendant vingt ans, collectionnées, exposées. Petites séries ou images isolées.

Petites séries. Jean et Rose s’aiment. Mais Rose doit partir pour la Nouvelle-Calédonie En 1932, Jean photographie alors les lieux de Paris où ils se sont aimés. Un coin de cour, une sortie de métro, un pas de porte, une lisière de jardin. Sur chaque photo, à l’encre rouge, Jean dessine une croix, ajoute une phrase dont il se souvient (Ensemble, ici, la première fois, « toi » ; Je suis à toi toute entière ; Près rue Brochant où tu as pleuré une fois…). Journal d’images dans l’après coup de l’amour, pour étirer les moments, sacraliser les lieux. Fixer une histoire. Poésie de la superposition, du manque.

Ou cette série imaginée par un pharmacien qui avait dissimulé un appareil pour prendre en photo ses clients, de profil, au comptoir de son officine. Aucun ne semble le savoir sauf un enfant, visage sérieux sous la capuche tourné vers l’objectif, qui sur une image, semble nous dire « Moi aussi, je sais. »

Et plusieurs séries de nus, des mises en scène. Un soldat allemand en uniforme avec une femme blonde et nue ou montrant un sein, tous les deux dans l’herbe, la campagne. La série date de 1941. Une femme, vêtue de dessous colorisés, seule ou embrassant un jeune homme (on pense à des tableaux d’Hopper, au surréalisme). La série s’intitule Monsieur Roussel et date de 1931. Une femme, seins nus ou jambes nues, un homme ayant baissé son pantalon pour montrer son sexe. Les photos de cette série ont été prises dans l’herbe et le soleil des années 1960.

Et Lucette, née au début du XXe siècle, photographiée pendant 25 ans, en vacances. Lucette à la mer, Lucette à la montagne… Le sujet c’est toujours elle, quel que soit le lieu, qu’on voit à peine.

Mais la plupart des images sont isolées. Certaines spectaculaires parce qu’elles ont fixé l’improbable (un cerf au premier plan s’élance quand au second, les chasseurs, bras ballants, le regardent ; un plongeur dont la nudité fantomatique quitte les rochers pour l’eau noire, c’est l’image de couverture du catalogue). La plupart sont souvent énigmatiques. Mais la photographie, et a fortiori celle retrouvée, orpheline, dans un grenier ou une brocante, ne l’est-elle pas forcément ? Le fait d’isoler quelque chose par un cadre, dans une certaine lumière, le fait de ne montrer qu’une partie n’ouvre-t-il pas forcément des questions sur ce qui n’est pas montré ? Loin de prouver quoi que ce soit, l’image engendre un mystère. Mystère de l’intention, de celui qui appuie sur le bouton, de celui qui regarde l’objectif, qui nous regarde. Que savent-ils de ce qu’ils nous montrent ? Mystère des poses. Mystère des situations. Pourquoi ce soldat dans une tranchée de la Grande guerre a-t-il une chaise sur la tête ? Pourquoi le modèle de cette école d’art est-il encore nu sur la photo de groupe probablement prise après la fin de la séance de pose ? Étrange modèle d’ailleurs, au visage flou, quand tout est net autour.

Feuilleter ce catalogue réjouit. C’est inépuisable. Se plonger dans des histoires dont on ne sait rien mais qu’on peut si facilement inventer. C’est le gigantesque échangeur de rêves et de fictions évoqué en quatrième de couverture. Dans La Chambre claire, Barthes écrivait qu’il n’aimait pas toutes les photographies d’un même photographe, que la photographie était un art peu sûr. Celui de Marion & Philippe Jacquier l’est sans conteste.

La galerie Lumière des roses ouverte à Montreuil par Marion & Philippe Jacquier, a fermé en janvier 2025. La collection a été acquise par la fondation Antoine de Galbert au profit du musée de Grenoble.

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