La conférence de Cintegabelle, Lydie Salvayre, Seuil / Verticales, 1999
L’an dernier, j’ai passé plusieurs semaines avec Lydie Salvayre, avec l’auteur, j’ai lu presque tous ses livres, les uns après les autres, tellement je fus séduite par le premier de la liste. Il se trouvait déjà dans notre bibliothèque. Marc inscrit toujours dans ses livres ses prénom, nom, le mois et l’année de lecture. Il a une autre manie, celle d’y relever les mots rares, ceux qu’ils rencontrent pour la première fois. C’est ainsi que j’ai trouvé à la fin du très beau Bruissement de la langue (Barthes, Le Seuil, 1984) deux pages couvertes de mots écrits en tout petit. Y trônaient hypostase, paragramme, l’étrange signifiose et le très bel éréthisme. Dans La conférence de Cintegabelle, rien. Le livre était vierge de toute lecture, de toute écriture. Son titre ne me disait pas grand-chose. Cintegabelle, petite commune de Haute-Garonne, Lionel Jospin, conseiller général du canton éponyme jusqu’en 2002. C’était tout.
Je l’ai lu en riant, fort. Peu de livres me font cet effet-là. Dans la courte liste de ceux qui y sont parvenus, figurent Testament à l’anglaise (Jonathan Coe, Gallimard, 1995) et bien sûr le somptueux Zaï, zaï, zaï, zaï (Fabcaro, 6 pieds sous terre, 2016). Le rire de la lecture, qu’il s’agisse des petites expirations nasales ou, moins fréquent, du rire sonore mobilisant la gorge, voire, rarissime, du rire avec modulations en cascade, est pour moi fatigant. Il n’a pas la vertu libératrice du rire avec amis ou du rire devant film ou spectacle vivant. Tout rieur qu’on est devant son livre, on reste seul avec ses contractions abdominales. Or, pour se libérer proprement, le rire a besoin d’autrui. Comme beaucoup de choses, à commencer par les mots, il a besoin pour sortir, de se savoir entendu.
La conférence de Cintegabelle a donc œuvré à la tonicité de ma ceinture abdominale. Reposant sur de complexes fondations, incertaines, parfois mal connues du rieur lui-même, le rire ne s’explique pas, ne se réduit pas, il jaillit, c’est tout. L’entreprise ici est risquée, mais le texte de Lydie Salvayre n’est pas qu’hilarant, il est érudit, subtile et profond.
Le livre est sculpté d’une seule pièce. Un homme prononce une conférence à Cintegabelle en faveur de la conversation. Quand je dis en faveur, c’est un peu faible, il en fait une véritable apologie. Déplorant le dépérissement de cet art très français, il se propose de contribuer à sa renaissance, et avec elle, au relèvement civique de notre pays, les deux étant, selon le conférencier, intimement liés. Après une rapide recherche sur Wikipédia, je constate que Cintegabelle, commune située en plein Lauragais, compte un peu moins de 3 000 habitants, le projet du héros s’annonce donc dérisoire sur le plan de sa communication mais c’est bien mal connaître Lydie Salvayre.
L’exposé est fort documenté. Sont notamment convoqués De Institutione Oratoria de Quintilien, les conclusions du Dr Anatole Jardin, cancérologue établissant sans discussion possible la relation inversement proportionnelle entre conversation et cancer, et le très virulent Littérature à l’estomac de Julien Gracq (José Corti, 1950). Autant dire que notre apologue ne lésine pas.
Seul sur scène, par souci d’une pédagogie expérimentée (la démonstration par l’absurde parfois aussi appelée apagogie), le conférencier se réfère à plusieurs figures négatrices de la conversation. M. Tribulet, qui veut arracher leurs épines aux discours, les priver de leur verdeur, les aplatir, les édenter, ou encore Jacques Balin, homme pressé et efficace (des émotions il ne sait que le spasme), incapable de comprendre que le temps est l’ami de la conversation.
Mais la principale figure que le conférencier convie régulièrement dans son monologue, c’est Lulu, sa Lucienne, sa femme dont il fait péniblement le deuil. Personnage grotesque, au physique difficile (derrière considérable, baleine échouée sur son lit, dégageant des odeurs marines), la défunte épouse superbement empotée est l’objet de tendresse et de raillerie. Alors que le conférencier pérore sur sa propre culture, il souligne le parler rudimentaire, grossier de sa Lulu. En réalité, elle n’y connaissait absolument rien à la conversation. Cela n’a pas pour autant empêché le phénomène entre eux. C’est cela, mes amis, une conversation : cette impossibilité de nous désister de nous-mêmes, puis soudain, ces mots d’un autre qui nous touchent en plein cœur et poursuivent en nous leur mouvement charmé.
Avec Lulu au parler frustre, c’est la pluralité des langues, des registres de langues, le décloisonnement des langues qui sont invités. Née d’une mère espagnole au parler fleuri et métissé, Lydie Salvayre fait vivre cet héritage dans ses livres, osant en permanence mêler le savant et le grossier, l’érudit et le simple, la pensée et l’émotion. Elle opère greffes et mixages. Elle invente une langue singulière faite de juxtapositions inédites mais tellement parlantes, de surgissements grotesques, de considérations politiques, de surprises, qui charrie avec elles une étonnante énergie.
La conférence de Cintegabelle est une fable, elle dit l’époque, les travers de discours tout faits, creux, rodés, huilés jusqu’à la corde ! Elle en vilipende avec ironie, la rapidité, la normalité, l’égocentrisme, le suivisme. Tout le contraire de la conversation tant vantée et devenue étendard de liberté !
Quand Marc lira La conférence de Cintegabelle, il pourra couvrir les deux dernières pages de sa petite écriture avec manducation, concupiscible, longanime, viragos, eudémonique, capricante, satyriasis, épithalame et d’autres encore. J’ai envie de faire une autre liste : rotaille, blablateries, grosse pouffe, tu vas la fermer, je t’en foutrai. L’écriture de Lydie Salvayre est là, traverse ces registres, et avec elle, nous fait traverser les langues qui irriguent la nôtre. Festin du verbe, ce texte généreux est aussi signal d’alerte, invitation à la vigilance pour que la conversation, sa plénitude, son authenticité, sa fragilité demeurent un miracle régulièrement recommencé !
Née en 1948 de parents espagnols ayant fui le franquisme, psychiatre, Lydie Salvayre est l’auteur d’une vingtaine de textes relevant de la fable théâtrale comme La médaille (1993), La compagnie des spectres (2000) ou Portrait de l’écrivain en animal domestique (2007) ou du récit autobiographique (Pas pleurer, prix Goncourt 2014).