Jean-Jacques Lequeu, bâtisseur de fantasmes, Petit Palais, BNF, Éditions Norma, 2018
Comme beaucoup, je ne le connaissais pas. Devant ses dessins exposés dans le sous-sol du Petit Palais, me venait pour en faire le portrait : drôle, secret, fou, obsessionnel, sensuel, aimant mêmement mot et dessin, frustré, plein d’élans, froid, fantasque, opportuniste, idéaliste, encyclopédiste, rêveur. Qui était Jean-Jacques Lequeu (1757 – 1826) ? Il se disait architecte-dessinateur. S’il n’a presque rien construit, quasiment aucun de ses projets n’a été retenu, il a dessiné une œuvre abondante, précieuse, faite de vues de palais, pavillons, jardins, théâtres, dômes, portes, temples, belvédères mais aussi des portraits, des corps, des sexes masculins atteints de difformité, des sexes féminins annonçant celui de Courbet.
La plupart de ses dessins portent des annotations écrites de sa main. Je rêve d’une édition de ces textes précis et fantaisistes, techniques et érotiques, libérés de toute injonction formelle. L’artiste les dispose sur ses images dans un perfectionnisme de façade. Sages légendes précisant les matériaux de construction ou ouvreurs de mondes, ils jouent l’alliance chaotique et exaltante avec le dessin qu’ils commentent et dépassent. Les mots dispersés sur La guinguette et le hamac d’amour, une des planches de L’Architecture civile, en témoignent. Si Lequeu s’applique à inscrire une longue liste de vins qu’il imagine gravée sur la porte, à elle seule déjà voyage (Bourgogne ordinaire rouge et Coulanges, Macon, Beaunes, Pomard, Vollenay, Nuits, Vougeot, Chambertin, Romanée, Sancerre…), il précise dans la partie droite de la planche, que le hamac d’amour est dans le petit jardin de voluptés des plus agréables. Et les détails sont doublement techniques, autant liés à la construction qu’aux usages possibles du hamac, lit mouvant et matelassé suspendu à deux points fixes avec brandilloire. Lequeu installe mouvement poétique et érotique dans une planche d’architecture.
Textes et dessins semblent se faire la courte échelle dans une promenade insolite, architecturée par un expert du faux semblant. S’agit-il de proposer un projet en vue d’une construction de pierre ? On finit par en douter. On se plait à en douter. Troublant d’une œuvre en tension entre froideur, goût du parfait, tombé impeccable et la drôlerie sourde qui s’en échappe, par spasmes, élans discrets mais démultipliés. Lequeu joue avec les mots, l’orthographe, les sons et les sens. Une scène champêtre montre un rival m’éprisé [qui] médite sa vengeance. Sous le dessin d’une femme urinant dans un pot de chambre, on lit Ah ! elle s’écoute.
Formé à l’école gratuite de dessin de Rouen, grand lecteur, modeste employé du cadastre, réalisant un grand nombre de dessins sans obtenir de reconnaissance publique, Lequeu déploya dans l’ombre ses habiletés à dessiner, peindre, écrire. Jean-Philippe Garric dit sa singularité : D’évidence, traiter aussi délicatement le velouté de la lumière sur le fût d’une colonne torse, ou distribuer aussi harmonieusement la gradation des ombres dans les divisions en caissons d’une structure sphérique composée de nervures et d’anneaux, peu de dessinateurs, même à cette époque, s’en montrent capables, non seulement parce qu’une telle précision et un tel velouté demandent une réelle expertise, mais plus encore parce que ceux qui jouissent d’une maîtrise suffisante préfèrent l’employer autrement.
Il y a chez Lequeu une obsession du détail, du trait qui semble honorer à l’extrême le genre dessin d’architecture, mais en réalité s’en délivre. Il invente des paysages dans lesquels chair et pierre se font échos. Une colonne torse lisse est buste de femme en mouvement, l’entrée d’une grotte celle d’un sexe féminin, et les corps dessinés préfigurent des sculptures qu’ils ne seront pas. Lequeu fait résonner, confond les deux matières, le froid immobile de la pierre et la tiédeur vibrante de la chair. Architecte par l’image, Lequeu joue de la pulsion scopique. Il instaure une relation sensible à l’architecture qui correspond bien au sensualisme du XVIIIe siècle. (Laurent Baridon)
Annie Lebrun voit la portée politique d’une oeuvre reléguée que personne ne reconnaît à l’époque. Elle évoque le grand chambardement auquel Lequeu soumet l’architecture (…) et voit dans le dessin de cette religieuse au titre suspendu (Et nous aussi nous serons mères ; car…), l’une des plus surprenantes contributions à la Révolution française, rejetant tout ce par quoi elle s’est laissé entraver, puritanisme, moralisme et religiosité, l‘illustration du fameux texte de Sade Français, encore un effort, si vous voulez être républicains, où s’affirme le désir du désir de sans cesse retourner à son principe excessif qui met en branle toute chose.
Je ne crois pas en savoir plus sur Lequeu, tellement son oeuvre est en secret, ouverte, ironique et sensuelle, classique et grimaçante, factuelle et onirique. Lequeu convoque librement, édifie un monde que j’ai traversé, avec le plaisir de me sentir chez moi en terre inconnue. Y aller. Jusqu’au 31 mars, il git vivant sous le Petit Palais.