Le Chant du Marais, conte écrit par Pascal Quignard et mis en images par Gabriel Schemoul, Chandeigne, 2016
En 1530, un tailleur et fondeur de caractères parisien donne naissance à une nouvelle typographie. Galbe raffiné des lettres rondes, finesse des empattements triangulaires, rares appendices ornementaux, le Garamond* est un modèle de pureté et d’élégance. Née de l’Humanisme et de la Renaissance, la typographie est choisie pour composer Pantagruel de Rabelais et Éloge de la folie d’Erasme. En 1598, elle sert à imprimer l’Édit de Nantes qui met fin aux guerres sanglantes entre Catholiques et Protestants. Bien inspirées, les Éditions Chandeigne ont choisi le Garamont pour composer Le chant du Marais, conte écrit par Pascal Quignard, magnifiquement mis en images par Gabriel Schemoul, prenant pour décor les tensions religieuses du XVIe siècle.
Nous sommes à Paris en 1581. Comme chaque année a lieu un concours de chants d’enfants dans le quartier du Marais. Les chefs de chœur y font leur choix pour acheter les meilleures voix. Bernon, 9 ans, n’obtient pas le prix car il est protestant. Marcellin, bel enfant catholique rafle la mise, mais l’année suivante, Bernon est ovationné et bissé par le public. Jaloux, Marcellin le tue et lui coupe la tête qu’il abandonne près de la rive de la Seine. Un an plus tard, il entend une voix chantant merveilleusement (Tant que je serai perdu, mon âme persistera à chanter…), elle sort du crâne blanchi de Bernon et Marcellin va tenter de la dominer, de l’échanger contre de l’or auprès d’un gouverneur protestant.
Du genre conte, qu’il assimile au mythe, Pascal Quignard a dit « Le conte consiste en séquences d’événements racontés le plus simplement possible et qui se situe en amont de la première personne, de la constitution du sujet, de l’autobiographie ». Dans cet amont sans je, dans lequel le futur je ne manquera pas de se reconnaître, se déploie un conflit fondateur. Deux identités irréductibles s’opposent, l’une cherchant à écraser l’autre, la dominer, à tout prix. Au nom de la beauté d’une voix d’enfant.
Sur les pages noires de l’ouvrage, texte et illustrations colorées entre blanc-gris et vieil or, s’écoulent dans un même flux, le fleuve de l’histoire, celui de l’Histoire. Animaux, végétaux, squelettes, mystérieuses constructions de bois dérivent dans le noir de l’onde. L’objet-livre matérialise ce flux, relativise les notions de début et de fin, de vie et de mort, de bien et de mal. Seule émerge la continuité de la voix humaine, celle de l’enfant. Bernon ne s’éteint pas dans sa mort. Mon nom n’a pas rejoint mon corps qui a rejoint la mer. Je ne suis pas mort, je suis disparu.
Disparaître peut être une façon de continuer à être. C’est ce qui me reste d’un autre texte de P. Quignard, Villa Amalia. Je me souviens de la matière fluide de ce beau roman dans lequel une femme s’arrachait à sa vie antérieure. L’eau, présente dans de nombreux lieux, était aussi un fil qu’elle semblait suivre.
Comme le Garamond, Le Chant du Marais est élégant et raffiné, simple et mystérieux, porteur d’une culture ancienne et intemporelle. Je l’ai lu comme la belle invitation à garder vivante en nous, la voix précieuse et fragile de l’enfance.
Né en 1948, Pascal Quignard est l’auteur d’une œuvre riche et érudite, composée de romans dans lesquels la musique a souvent une place de choix (Tous les matins du monde, 1991 ou Villa Amalia, 2006, publiés par Gallimard), de contes et d’essais sur la littérature et les arts. Il a fondé le festival d’opéra et de théâtre baroques de Versailles.
Né en 1988, Gabriel Schemoul est illustrateur, auteur de textes (Annette, L’École des loisirs, 2015) et de bandes dessinées (Ryoshi, Cornélius, 2009). Il a collaboré avec Joann Sfar en tant que design character de son film d’animation Le chat du rabbin (2011). En marge du festival international de mode et de photographie d’Hyères, il a réalisé une très belle série de dessins (2010).
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