L’art de se passer d’être connu

Le précepteur, 1942 et Le parjure, 1964, Henri Thomas, Gallimard

L’artiste devant le bord de mer, Gustave Courbet, 1854, Musée Fabre, Montpellier

J’ai découvert Henri Thomas par l’amie d’une amie. Je me souviens de l’écart entre ce qu’elle disait, passionnée, et mon creux, mon ornière qu’avec ses mots elle comblait. Je ne faisais qu’écouter sans avoir lu mais quelque chose se déposait déjà, une couche, un nid se fabriquait pour les mots qui allaient venir, ceux d’Henri Thomas. L’œuvre est large, une cinquantaine de titres parus (Gallimard, Fata Morgana, Le temps qu’il fait…), romans, poésie, essais, correspondance, carnets. L’université ne s’est intéressée à lui qu’en 2003, dix ans après sa mort. Un premier colloque international s’ouvrit sur ce constat. Pour des dizaines de thèses sur Duras, une seule alors sur Thomas. Et ses lecteurs ne sont pas légions. A 31 ans, il écrivait à Jean Paulhan, Je crois que le véritable écrivain est un homme qui fait effort pour se passer d’être connu. Et le faux écrivain, etc.

Le précepteur est son deuxième roman. C’est un trajet d’écriture. Cela commence classiquement avec un narrateur précepteur dans une ennuyeuse famille Chavanet. Pas grand-chose à faire, Suzanne et Julien sont des enfants modèles, on l’incommode en pénétrant sans crier gare dans sa chambre. Les soirs de dîner avec invités, on y dépose bouteilles et plats vidés, ça sent la vieille sauce. Et puis, lors de vacances, passant quelques jours à l’hôtel, il se transforme grâce à une drôle de rencontre avec Geneviève, séduisante voisine de palier. Encore un trajet, vers cette femme, une surprise, un désir. Dans cette chambre, dans cette zone de silence où les deux petits verres que la femme posait sur la table tintaient faiblement, il ne s’agissait pas de manifester de l’audace amoureuse. Il fallait demeurer dans le miracle, et un geste pouvait tout détruire – ou tout éterniser, et j’ignorais quel geste. Je ne pouvais bouger, et je plongeais dans une profondeur de bonheur muet, comme si toute la réalité s’y était enfoncée en moi. C’est difficile de citer Thomas, son écriture se déploie dans un rythme incertain, mais le mouvement est là. 

Le précepteur se poursuit par des souvenirs de collégien, bon élève, moqué par ses camarades. Puis, le texte fait une boucle, revient vers l’époque Chavanet, Geneviève et se clôt par des notes, fragments autobiographiques, philosophiques. L’écrivain face à lui-même, un hymne au mouvement. Je ne me sens à l’aise que dans les carrefours, les rues, les cafés ou le plein air. Elles sont en grande partie le tableau de mes relations immédiates avec ce qui m’entoure, et j’ai besoin de sentir la réalité du mouvement pour l’exprimer. Ou encore, Mais il y a quelque chose de terrible dans la rupture avec un passé si bien noué sur moi. C’est un éclatement d’où je ne peux prévoir ce qui va sortir, puisque ce doit être du nouveau. Le schéma idéal, en passant par la réalité, me devient comme étranger. L’écrivain a abandonné en cours de route le récit, il ne cherche pas à le faire aboutir, compte sur le lecteur, fuit l’évidence, préfère amorcer, ouvrir. Ce n’est pas le récit qui tient le tout, c’est l’être, ses mues dont l’écriture est le témoin.

Le parjure est le neuvième roman d’Henri Thomas. C’est un autre trajet. Stéphane Chalier quitte l’Europe, sa femme et ses deux enfants pour l’Amérique où il trouve une femme et deux enfants. Il fuit un père, professeur de littérature à l’université, spécialiste du (grand) romantisme et qui le traite de petit romantique, lui reprochant de ne pas avoir trouvé sa voie. Là, la narration n’est pas lâchée, au contraire. Le narrateur, collègue et ami de Stéphane Chalier à l’université Westford où ce dernier trouve miraculeusement un poste pour une année (il vivait jusque-là de petits boulots dans les champs ou à l’usine), s’accroche aux personnages qu’il observe. Ils l’entraînent dans un mouvement inversé. L’objet guide le sujet qui accepte de se laisser prendre à ce jeu inconnu, ne pas savoir où il sera emmené, mais sent l’importance du parcours. 

En repensant au Parjure, je vois une très belle scène, la nuit, sur une plage. Le petit Stéphane est en vacances avec ses parents dans une maison louée en Galice. Un après-midi, il joue avec des enfants loqueteux près de la gare. Ils font la manche, se disent orphelins. Un couple donne quelques pièces au blondinet. Rentré chez lui, il retrouve l’homme et la femme, à table, invités des parents. Rien ne s’évente durant le dîner et l’enfant part ensuite marcher sur la plage. Il ne voyait plus les lumières des maisons, ni la lampe du phare, quand il s’est arrêté, dans un creux de ruisseau tari qui s’ouvrait sur la plage ; il était étonné, et un peu effrayé par le bruit de la mer, où une grande vague avançait sur la plage à la rencontre d’une nappe d’écume qui refluait en traînant les galets. La vague était très haute, la plus haute possible cette nuit-là (…), la lune brillait dans un grand vide de ciel, et à cet instant sur toute l’étendue de la plage la crête liquide s’arrondissant avant de se briser s’est mise à briller d’un feu argenté, bleuâtre, vivant, différent de toute espèce de lumière que l’enfant eût jamais vue.

La scène s’étire encore et encore comme la plage et la nuit. C’est tout un monde noir et lumineux que voit l’enfant, et que le narrateur d’Amérique nous fait voir. Quelque chose passe d’un être, d’un lieu, d’un temps à un autre. L’écriture de Thomas est faite de méandres, de réfléchissements, de miroitements nocturnes qui ont l’air de révélations, mais rien n’est sûr. Philippe Jacottet qui signe la préface du Parjure le souligne. Dans un tel monde, il n’y a même plus de lieu, il n’y a même plus de foyer, plus de maison. Mais il y a peut-être, encore, le chemin, ce sentier de lueurs que l’enfant avait aperçu sur la plage en dépit de son extrême solitude ou peut-être à cause d’elle ; il y a le mouvement. Et il n’est pas étonnant que cette idée du chemin, du mouvement vienne au centre de l’œuvre d’un poète, d’un prosateur essentiellement fluide, attaché depuis ses débuts à des images imperceptibles et fuyantes, d’un écrivain si essentiellement discret et absent que, même le prix Femina a paru lui avoir été décerné par mégarde…

Il y a parfois une drôlerie dans Thomas qui n’en abuse ni ne s’en prive, comme il y aussi, mais cela on peut facilement le déduire de son goût pour le mouvement, un grand accord avec la vie, le débordement du vivant. Comme la vue de la mer qui l’enchante. La limite entre mer et terre, pour moi c’est la vie, dit-il à Alain Weinstein dans l’un des entretiens des heures lentes (Aléa, 2004). La zone qui est tantôt eau, tantôt terre, avec la vie marine et la vie terrestre, je ne peux que m’en rassasier (…). L’énergie fantastique de la mer. C’est très beau. C’est incommensurable. Aucune centrale nucléaire n’est aussi forte que l’océan. C’est un animal vivant, la mer. 

Et moi, j’écoute encore, je cite encore, le creux mis à jour par l’amie de mon amie s’emplit d’une respiration humaine, sonore, marine.

Né loin de la mer, à Anglemont dans les Vosges, dans une famille de paysans et d’instituteurs, Henri Thomas (1912-1993) entre au lycée Henri IV à Paris, prépare le concours de l’École normale supérieure auquel il renonce. Il voyage en Europe, souvent à pied et ses premiers poèmes sont publiés en 1939 dans Mesures. Pendant la guerre, il est en Angleterre, à Grasse où il rencontre Gide, Michaux, Martin du Gard. En 1942, il commence une carrière de traducteur (Goethe, Jünger, Faulkner, Melville, Pouchkine), va vivre en Angleterre, aux États-Unis. Ce site lui est consacré.

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