Autres autres seins, Jean Guerreschi, La Bibliothèque, 2022
Jean Guerreschi a écrit Seins (2006), Autres seins (2007) et dans un incontestable esprit de suite, Autres autres seins (2022). Dans la préface de ce dernier titre, l’auteur fait ses comptes et parvient à la somme rondelette de 107 seins tracés par lui dans la trilogie. Le collectionneur a un prédécesseur, l’espagnol Ramón Gomez de la Serna, qui en 1917 publia Seins. Près de 160 textes courts (on arrondit, les comptes sont complexes) fantasques et sautillants sur le motif charnu. L’obsession masculine pour la partie féminine est courante (et sa représentation artistique foisonnante) mais dans le cas Guerreschi, de quoi accouche-t-elle ?
À travers 31 récits directement inspirés, à la différence des jongleries surréalistes de Ramón, du réel, l’écrivain mène l’enquête. Il déambule, attrape les faits divers, les lectures, les histoires qu’on raconte et les retourne comme des gants. C’est un découvreur de seins. Celui-ci n’occupe pas toujours la place centrale. Il est parfois point de passage. Comme dans Les seins de la fille du bus 21, qui ouvre la série. Le narrateur observe une jeune femme, la détaille, la lit, interprète son corps. On devinait que c’était la première fois qu’elle s’habillait aussi légèrement depuis la fin de l’hiver, parce qu’il y avait quelque chose dans l’hésitation des épaules à adopter l’horizontale et la façon qu’elle avait de perdre et de retrouver l’équilibre en ployant les jarrets quand le bus freinait brutalement, qui trahissait l’adoption récente du décolleté à bretelles et des talons hauts. Le narrateur regarde, déduit, se souvient, fantasme, la fille du bus lui en rappelant une autre l’ayant quitté. Le sein de cette fille est une marge, il n’est vu que de profil arrière. L’homme cherche surtout ses yeux. Je n’en dis pas plus. La nouvelle est belle des surprises qu’elle ouvre. L’écriture, précise, traque le détail. Mais ce qui est finement observé déclenche surtout une déambulation intérieure que le réel vient de temps en temps court-circuiter. Comprenne qui lira.
L’enquête, la quête, suppose de savoir regarder. D’un côté, chercher à les voir quitte à s’en défendre avec la sincérité qu’on sait (Couvrez ce sein que je ne saurais voir). De l’autre, les montrer ou les cacher, mais c’est les montrer autrement. Il existe toute une variation sur le couple yeux – seins, les deux se tiennent, se cherchent mutuellement. Et Guerreschi fait la navette, puise parfois dans la littérature, donnant sa propre lecture. Jean Giono invente la couleur sein (Elle avait sous sa jaquette, une petite blouse de soie légère, transparente, colorée de ses seins en dessous, lit-on dans Jean de Bleu). Francis Ponge déborde, embrassant d’autres sens que la vue. Une femme est un fruit un peu spécial qui, quand on en palpe le haut devient goûteux par le bas, et qui jute (On jouit à la gorge des femmes de la rondeur et fermeté d’un fruit ; plus bas de la saveur et jutosité du même, lit-on dans L’adolescente). Et Guerreschi de regretter qu’on lise trop vite, sans le goûter assez, l’auteur du Parti pris des choses.
La littérature a une mission. Rendre visible ce que la vision, qui est censée tout voir surtout lorsque le désir la pousse vers l’objet à voir, n’a pourtant pas vu. Pas bien vu serait plus exact. Il y a dans le visible un invisible que la littérature peut donner à voir. Elle peut, et elle doit. C’est ainsi que l’écrivain formule son cheminement, la nécessité qui lui fait garder les yeux ouverts.
Y compris sur l’horreur. Les seins qu’on mange restitue la scène qui rendit célèbre Isseï Sagawa et lui donna son surnom : le japonais cannibale. Plus que le meurtre réglé dans le texte par un claquement sec ou la dévoration, par un Il poursuit, ce qui est raconté, c’est tout un chemin d’approche entre cette hollandaise de 25 ans, Renée Hartevelt (presque prédestinée avec ce nom qu’on pourrait traduire de façon littérale par « monde dur ») et cet admirateur de Yasunari Kawabata, et de son roman, Les belles endormies. Guerreschi découpe très finement le temps, s’arrête sur les gestes, les pensées des deux êtres, le très sombre écart qui les sépare. L’une est curieuse de la culture et de l’intelligence de cet homme de 32 ans, mais repoussée par son physique, l’autre est fou d’elle, fou tout court, enfermé.
Vers la fin du recueil, comme avant lui Ramón Gomez de la Serna (s’écriant Il faut jeter les seins à l’eau, à l’abîme, à la mer. L’homme doit se retrouver plus tranquille et plus indépendant !), Jean Guerreschi est saturé de son obsession. Alors qu’il veut en finir avec tous ces seins, il réalise qu’il lui manque les plus précieux, ceux qui parlent d’eux-mêmes depuis l’elle-même qui les porte. Giono lui a révélé la couleur sein, mais il cherche maintenant le parler sein. C’est Barbara Cassin (forcément !) qui lui fait ce cadeau, découvert dans Le plus petit et le plus inapparent des corps. Dans ce recueil de nouvelles, la philosophe et philologue dessine son parcours, son amour des langues, parle de corps et de seins, les siens, indicateurs sensibles qui lui disent quand elle est éprise d’un homme.
Quand parait Seins en 1917, Ramón reçoit une lettre incisive de Nathalie Clifford Barney. La poète féministe l’invective : L’Éternel féminin (que Goethe, Milosz, et la légèreté de Laforgue ont pressenti) échappe à votre sens d’homme sevré. Il faut autre chose que du talent, de l’observation, des graffitis d’étudiant, de l’assurance juvénile, pour retrouver ces mondes qui vous ont nourri, qui vous ont bercé dans l’illusion maternelle de l’amour – pour être initié. Vos audaces d’explorateur ne sont, peut-être, qu’autant de tentatives désespérées pour réintégrer ces paradis d’où la naissance vous a expulsé. Ramón est accusé de réduire la surface du sein au paradis maternel perdu (il est pourtant loin de se limiter à cela). L’amazone américaine proclame sa propre vision : Ces cimes difficiles réservées aux élus déterminent la qualité et la race d’un amant bien mieux que ces jeux du bas-ventre ! Et elle conclut à l’existence d’une chasse gardée : En défendant les seins contre vos erreurs et vos incompréhensions masculines, il me semble défendre en quelque sorte ma patrie !
Polysémique, le sein ouvre pour les sens et l’esprit, de multiples itinéraires d’écriture et autant de façons de se l’approprier, qu’on soit homme ou femme. En jeu, le regard, la chose qui aimante bien sûr, mais aussi, la façon dont la représentation se façonne, et comment la langue la travaille. C’est cet atelier-là que Guerreschi a ouvert avec sa réjouissante récolte seinophile.
Psychanalyste, Jean Guerreschi est l’auteur d’une douzaine de livres. Outre les deux premiers titres de la trilogie évoquée ici, parus chez Gallimard, il a écrit plusieurs romans (notamment Montée en première ligne, Bélard et Loïse et Ryad).
1/ La lettre que Nathalie Clifford Barney adresse à Ramón Gomez de la Serna est signée (par elle) « L’amazone ».
2/ Dans la réponse que fait RGS à la lettre de NCB, il écrit notamment : « Je m’avoue déconcerté, défait, démoli. Oui, Natalis ; je déclare qu’au lieu d’un tome j’aurais dû en écrire deux, puisque deux forment l’oeuvre complète dans ses sources et que peut-être m’abîmant dans les seins je suis allé au sein de l’abîme. Je ne dirai rien contre vous, vaillante et irritée amazone ; j’observerai simplement que ce n’était pas à vous à intervenir dans la question, étant donnée la signification de votre nom (du grec sans-seins) puisque les mythographes modernes soutiennent aujourd’hui – au contraire de l’idée traditionnelle selon laquelle les amazones se mutilaient le sein droit pour tirer plus facilement de l’arc – la théorie qu’elles signifiaient, à leur origine, des femmes aux mamelles nombreuses et gonflées, représentatives des milles seins des nuages qui arrosent et fertilisent le monde. »
3/ Troisième sein. Je réalise que nous n’avons pas (je n’en vois pas, alors que j’écris un des plus longs commentaires de ma vie) de partie du corps au nombre de trois. Nous en avons en 1, 2, 4 , 5 ou plus exemplaires, mais pas en 3.
1/ C’est forcément un clin d’œil, car il n’y aurait qu’une Amazone, réputée (faussement) à un seul sein, pour critiquer « Seins »
2/ Toujours selon la légende, le sein manquant de l’Amazone aurait été volontairement coupé, ce qui convoquerait une menace (de castration!) pour Ramón Gomez de la Serna?
3/ De quoi s’ampute symboliquement l’Amazone en s’amputant d’un sein?
4/ Plutôt que le sein en moins, ailleurs, il peut être question de sein en plus: https://cinethinktank.wordpress.com/2018/02/15/sur-les-traces-la-femme-aux-3-seins/ et https://cinethinktank.wordpress.com/2018/02/25/droit-de-suite-lhomme-aux-3-tetons/