Au pays des ânes et des ânesses

Natalia Ginzburg, Les mots de la tribu (traduit de l’italien par Michèle Causse, Grasset, 1966) et Les petites vertus (traduit par Adriana R. Salem, Ypsilon, 2021)

Dans Les mots, Sartre raconte sa famille comme un creuset dans lequel les mots sont venus au petit Jean-Paul, lecteur, écrivain. Dans Les mots de la tribu, Natalia Ginzburg raconte sa famille par les mots qui y avaient cours, phrases répétées par le père, la mère et les autres. Ce petit corpus de toutes les familles, plus ou moins riche, plus ou moins célébré, plus ou moins sacré. Expressions, phrases, comme des bornes hérissées sur le territoire de l’enfance. Souvenirs totémiques plus vibrants (on réentend la voix de celle ou celui qui les disait) que des objets transmis par héritage.

Quand Proust se souvient des déformations que fait subir Françoise au langage, c’est ce qu’il raconte aussi. On garde en nous des empreintes sonores. Il suffit de redire certains mots à voix haute, imiter la façon dont ils étaient prononcés, pour approcher ce halo d’enfance.

Ne faites pas d’inconvenances ! Ne faites pas de souillonneries ! Ne faites pas de nègreries ! Le père de la petite Natalia a l’injonction facile, traite tout un chacun d’âne ou d’ânesse, de simplet ou de paillasse, avec lui, tout est vite sornettefoutaise, pitrerie ou radotage. La mère est plus rêveuse, plus douce, elle aime Proust et le cinéma, s’attendrit quand un de ses fils lui rappelle son frère mort. Il ressemble à Sylvio ! Comme il était spirituel Sylvio ! Et quand la mère parle de Proust au père, cela donne : Elle raconta à mon père que ce Proust était un garçon plein d’affection pour sa mère et sa grand-mère, un asthmatique qui ne pouvait pas dormir et avait fait tapisser de liège les murs de sa chambre. Mon père lui dit : – Ce devait être un bel empoté !

Chacun y va de son commentaire et la grand-mère de Natalia fait la synthèse. Dans cette maison, on fait un bordel de tout, disait toujours ma grand-mère en déplorant qu’il n’y eût rien de sacré pour nous ; cette phrase restée célèbre dans la famille, nous venait aux lèvres chaque fois que nous avions envie de rire sur des morts ou des enterrements.

J’ai lu Les mots de la tribu comme j’aurais regardé un film de Scola, Risi ou Fellini. Avec des outrances et des personnages vite campés. Dans le film, leurs corps tordus, nains ou plantureux, apparaissent soudain et on s’attache à ce tracé grossier, on s’en contente parce qu’il concentre, lui donne un relief qui sature notre champ de vision. Dans ce texte, les personnages sont dessinés par les mots qu’ils répètent. Principalement le père, dont ce récit est aussi un portrait. L’homme dicte sa loi, a un avis sur tout et qu’il partage avec générosité (Ah il est antifasciste ? Ah vraiment ? disait-il avec intérêt. N’empêche que ses tableaux sont des lavasseries ! Comment est-ce que les gens peuvent aimer ça !). Ses goûts, ses rejets et ses convictions ont une fin : s’imposer à la tribu. Mon père définissait du mot « nègrerie » tous nos actes ou gestes malheureux. Et la liste des petites choses visées est longue et drôle.

Dans Les petites vertus, recueil de courts essais parus entre 1945 et 1960, Natalia Ginzburg raconte : J’ai des frères beaucoup plus grands que moi et quand j’étais petite, ils me disaient toujours de me taire si je parlais à table. C’est ainsi que je me suis habituée à toujours dire des choses à toute allure, d’un seul coup et avec le moins de mots possible toujours avec la peur que les autres se remettent à parler entre eux et arrêtent de m’écouter. Cet étouffement familial produit dans certains cas un bégaiement, les mots font du surplace, collés sur le seuil des lèvres. Chez Natalia, ils bondissent, éjectés. L’intensité qui les a comprimés, devient force pour les faire exploser au dehors. Comme dans certains arts martiaux où de la force ennemie on fait son alliée.

L’écrivain raconte qu’elle a pris l’habitude d’être relue par son fils ainé. Il lit, et immédiatement il me couvre d’insultes et d’offenses. Étrangement, ses offenses ne me blessent pas le moins du monde et me font rire. Elles le font rire aussi sans l’arrêter pour autant de débiter ses insultes avec un despotisme amusé et sauvage. Elle en sort ravigotée et ragaillardie, et stimulée à écrire encore.

Le lapidaire fait partie de famille et l’écriture de Natalia s’en est chargé, cela lui donne une sècheresse, quelque chose de coupant et de drôle. Natalia Ginzburg a traduit Proust en italien. Quoi de plus éloigné de son écriture ? Mais pourquoi faudrait-il que l’on traduise des écritures proches de la sienne ? Un peu comme si lecteur, on était condamné à n’aimer que les écritures comme ci ou comme ça. Ce qui dépasse largement les différences de style, c’est la surprise qu’on y trouve, la façon dont on se fait prendre, comment tout à coup, l’autre, le différent surgit. On ne sait pas vraiment le définir, mais cette étrangeté aimante. Cela donne parfois envie d’écrire à son tour, non pour imiter, mais parce qu’on est dopé. On nous a injecté du neuf, qui se mêle à notre sang et qui, à l’opposé d’un poison, l’ensemence.

Un des essais des Petites vertus s’intitule Lui et moi. Natalia Ginzburg inventorie ce qui la différencie de son mari. Le jeu auquel on peut se prêter quand on vit avec quelqu’un et qu’on s’interroge sur tous les écarts (il aime ça, moi non ; il fait toujours ça, moi jamais, etc.). Il parle plusieurs langues ; moi je n’en parle bien aucune. Il réussit à parler d’une certaine façon, même les langues qu’il ne connait pas. Natalia force sûrement le trait et de toute façon, fait mieux que bien parler une langue, elle en invente une, la sienne, brutale, économe. Celle d’une belle ânesse au poil dru, aux yeux graves ou rieurs qui dans l’essai Mon métier, écrit, lumineuse : Il y a un péril dans la douleur, de même qu’il y a un péril dans le bonheur, à l’égard de ce que nous écrivons. Parce que la beauté poétique est un ensemble de cruauté, d’orgueil, d’ironie, de tendresse charnelle, de fantaisie et de mémoire, de clarté et d’obscurité, et si nous ne parvenons pas à obtenir tout cela ensemble, le résultat est pauvre, précaire et sans vie.

Natalia Ginzburg (1916-1991) écrit son premier roman La route qui conduit à la ville, en 1941, dans les Abruzzes, où son mari Leone Ginzburg, est déporté (il meurt torturé par les Allemands en 1944). Après la guerre, elle est éditrice chez Einaudi, se remarie avec l’essayiste Gabriele Baldini. Ses amis sont Pavese, Carlo Levi ou Pasolini. Auteur de romans (notamment Tous nos hiers, Liana Levi, 2003), nouvelles, pièces de théâtre, essais, elle a traduit Proust et Flaubert et a été députée communiste au parlement italien.

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