Charlotte Salomon, Vie ? ou Théâtre ?, Le Tripode, 2015 // Ceija Stojka, Une artiste rom dans le siècle, éditions Fage, catalogue de l’exposition, la Maison rouge, 23 février au 20 mai 2018
Deux femmes, l’une juive allemande née en 1917, l’autre rom autrichienne née en 1933. Deux déportées à Auschwitz en 1943, l’une en octobre, elle est assassinée à son arrivée, l’autre en mars, elle survivra. Deux peintres, l’une passée par les Beaux-Arts de Berlin, l’autre autodidacte. Deux artistes prises par l’urgence de croiser images et mots pour se raconter. L’œuvre de l’une a été magnifiée par un étonnant objet d’édition paru au Tripode (déjà évoqué là), celle de l’autre, actuellement exposée à la Maison rouge, a heureusement retardé la fermeture du lieu. L’urgence de montrer. L’une s’appelle Charlotte Salomon, l’autre Ceija Stojka. Mêmes initiales. Rencontre avec deux femmes, deux œuvres totales, deux urgences.
Indocile, curieuse, préoccupée d’art et de création, incertaine sur ses capacités, Charlotte Salomon fuit Berlin en 1938 à 21 ans, pour se réfugier chez ses grands-parents à Nice. Là, entre 1940 et 1942, elle peint dans une grande richesse de couleurs, près de 800 scènes de sa vie familiale, sur lesquelles elle insère des mots. Textes et images dansent ensemble. Les plans larges, scènes d’intérieur ou de rues, alternent avec les plans serrés (couples, portraits), les irrégulières cases d’une bande dessinée fantaisiste et les alignements de visages porteurs de pensées ou de paroles, le tout tracé au pinceau. Foisonnement agité, naïf, onirique, grave.
Ceija Stojka a 10 ans quand elle arrive avec sa mère, ses frères et sœurs à Auschwitz-Birkenau. En 1944, elle ira à Ravensbrück puis en 1945 à Bergen-Belsen. Elles resteront ensemble avec sa mère jusqu’à leur libération par les Anglais. En 1988, elle commence à peindre et dessiner, écrit des poèmes, des textes au dos des tableaux. L’exposition à la Maison rouge suit le vécu chronologique : vie nomade des roms, arrestations par les nazis, les trois camps et retour à la vie. Mais ce n’est pas dans cet ordre que C. Stojka a créé. Elle n’a été guidée que par l’urgence à faire sortir sur différents supports (papier, toile, carton) et techniques (acrylique, gouache, encre, huile, stylo bille…) les images retenues depuis 45 ans.
De l’œuvre de C. Salomon se dégage une unité. C’est un récit autobiographique, succession de planches colorées numérotées, qui commence en 1913, avec le suicide d’une de ses tantes, prénommée Charlotte, et se termine en 1940 avec l’expulsion des ressortissants allemands du département des Alpes-Maritimes. C’est le roman familial vu par Charlotte, espiègle, émouvante, explorant peu à peu le monde des arts, des idées et des hommes. Elle se met en scène et se détache d’elle-même. Feuilletant Vie ? ou Théâtre ? je vois défiler Chagall, la folie de certains expressionnistes allemands, Modigliani dans des portraits, presque déjà du pop-art avec les démultiplications de visages disposés en damier. Le trait toujours flottant, fusant, disant la rapidité d’exécution, le pas-le-temps-de-faire-autre-chose-que-ça. L’urgence à raconter une vie que Charlotte sait déjà peut-être à son terme, la guerre et les drames familiaux aidant.
L’urgence de C. Stojka se dit aussi par la concentration dans le temps. Morte à 80 ans, elle réalise son œuvre sur le tard en près de 15 ans. Tableaux naïfs de roulottes installées sur des terres verdoyantes ou fleuries de tournesols, scènes de violence à l’encre rappelant le trait de Cocteau, crématorium en tâches de Michaux, la variété des formes est grande. Comme si elle avait voulu tout essayer, explorer, sorte de compensation énergique après la terrible violence de l’enfance et le silence ensuite. L’œuvre est unie par l’intention sauvage de faire sortir par tous les moyens. C. Stojka ne s’y représente pas, elle accouche d’images vues enfant restées gravées quelque part, qu’elle développe à plus de 50 ans, comme le ferait un photographe dans son labo, mais en donnant à chacune un traitement particulier, le noir de l’encre, la lumière de la gouache ou de l’acrylique.
Et puis, chacune de ces artistes a écrit. Textes et images sont indissociés dans le roman graphique de C. Salomon. Les mots sont déposés à même les images, semblent parfois sortir d’elles. À la fin du livre, le récit se poursuit en texte seul, pages couvertes de phrases formées de mots serrés peu interlignés, rappelant les livres des premiers siècles, qui ne respiraient pas encore grâce au blanc créé par la séparation entre les mots, la ponctuation et les paragraphes. Brûlée par l’urgence d’écrire, Charlotte Salomon renonce au formalisme, concentrée sur le seul sens. Exaltées, denses, ces pages de mots tracés au pinceau avec des variations de couleurs, deviennent images explosives, ultimes.
C. Stojka témoigne aussi avec les mots. Bergen-Belsen, mon Dieu ! On ne peut pas l’imaginer, on ne peut pas le raconter. Parfois, quand je me lève le matin, je me dis : « Ceija, tu es au ciel et tu rêves ? Tu rêves que tu es sur terre ? Tu n’as pas pu t’échapper de Bergen-Belsen ! Ça ne se peut pas ! » Et puis, après la Libération, Les soldats qui nous touchaient pour savoir si on était vrais, si on était vivants ! Ils ne pouvaient pas comprendre qu’on vive là entre les cadavres, qu’il reste des vivants entre les morts. Et comme ils pleuraient et criaient ! Et c’était à nous de les consoler ! Au fond, ils nous ont manqué après la Libération, les morts. C’étaient nos protecteurs et ils étaient des êtres humains. Des gens qu’on avait connus.
J’ai appris à suivre tous les chemins et j’en devins un moi-même, écrit C. Salomon. C. Stojka aurait pu le dire aussi pour sa création. Chacune a fait de l’exploration d’un foisonnement légué par le drame, son chemin. Quand elle arrive à Auschwitz, l’une a déjà créé. Son œuvre sera miraculeusement conservée puis confiée au Jewish Historical Museum d’Amsterdam en 1971. L’autre partira de ce point d’horreur pour créer, 45 ans après. Après quelques expositions, elle est repérée par Karin Berger qui lui consacre un documentaire (Ceija Stojka, Arte, 2000).
Chacune, à un endroit de son chemin, a senti l’urgence d’expulser. Maternité terrifiante, nécessaire, dont chacun de nous, lecteur, amoureux des arts, être humain conscient d’Histoire, peut s’émouvoir, invité à penser l’impératif de la trace, du témoignage, la vie dans ses formes les plus extrêmes.
Une réflexion sur « L’urgence de peindre »