Il y a quelque chose qui cloche chez Frédéric Martin. La quarantaine, barbu, l’œil bleu-vert brillant, une pointe d’accent marseillais, à l’origine de la singulière aventure du Tripode, maison d’édition créée en 2012, issue de la scission d’une autre, Attila. Le Tripode a pour étendard plusieurs maximes, celle de Jean-Jacques Pauvert, Ouvrir un lieu d’asile aux esprits singuliers, celle de Francis Ponge, Créer des bombes à retardement plutôt que des mitraillettes. On pourrait ajouter celle de Charlotte Salomon, J’appris à suivre tous les chemins et j’en devins un moi-même. Oui, mais alors qu’est-ce qui cloche chez Frédéric Martin ? Justement, ce nom, incroyablement banal, utilisé pour tous les fac-similés de papiers d’identité ou de cartes de fidélité… Un nom qui ne va pas du tout à un éditeur accueillant la singularité avec autant de générosité. Je me suis même demandé s’il n’avait pas choisi un pseudo pour passer incognito, s’effacer le plus possible derrière sa mission d’éditeur… Enquête, portrait avec pour principal matériau, un entretien dans un café tout proche de la maison d’édition, au cœur du Marais, rue Charlemagne.
Si Le Tripode était une île… Je termine à peine de poser ma question que la réponse fuse : volcanique ! Et c’est l’enfance qui revient, à Tahiti. F. Martin se souvient d’une île aux deux infinis, l’horizon marin et la montagne volcanique immédiatement dressée après l’étroite bande de plage. Et puis l’enfance sur une île, c’est une grande liberté, les parents savent qu’on ira jamais bien loin… L’éditeur rattache encore autrement Le Tripode à Tahiti, sûr que le dessin de son logo, même s’il n’en a pas la preuve, est d’origine maorie. Comme une marque imprimée depuis longtemps à l’intérieur de lui-même. Nous voilà donc sur une île volcanique, tropicale, sauvage, sans culture ordonnée, avec de la végétation qui pousse bien, ça foisonne, un bel îlot nommé Tripode.
Aujourd’hui, Le Tripode, c’est près de 150 titres au catalogue, 20 nouveautés par an, un best-seller à plus de 50 000 exemplaires (L’homme qui savait la langue des serpents) ou d’autres autour de 10 000 exemplaires, y compris des premiers romans (le merveilleux Anguille sous roche d’Ali Zamir). Tout ça en cinq ans, dix si on ajoute les années Attila, Le Tripode ayant repris une partie de ce fonds. Une réussite certaine, étonnante, dont F. Martin se réjouit. Pourtant, là ne semble pas être l’essentiel.
Pour moi, la vraie cohérence, elle n’est pas dans les livres, elle est dans les auteurs, je crois que profondément, je m’intéresse aux auteurs avant de m’intéresser aux textes ou en tout cas, les textes sont une manière pour moi de m’intéresser à une vie, à un auteur, explique le créateur du Tripode. Des auteurs irréductibles, qui ont tous un rapport existentiel avec l’écriture. Mais rien de définitif ou de dogmatique chez F. Martin qui nuance, convaincu que pris à part, chacun de nous est singulier. On est tous des marginaux quand on prend soin de soi. Humble dans sa façon de se raconter au travail, F. Martin se reconnait quand même une qualité, l’acceptation totale de ce que sont les auteurs sans questionnement. Quand je publie Pierre Cendors, j’aime tellement cette altérité, cette étrangeté que je n’essaie même pas de la réduire à une information que je peux classifier… c’est d’ailleurs seulement en lisant un portrait de l’auteur dans Libé qu’il découvre que Cendors est un (très beau) pseudonyme… C’est ce rapport-là qu’il a avec la littérature. Il est prêt à croire, naïf, sans protection.
À partir du moment où vous avez accepté certaines choses, toutes les barrières peuvent tomber… Je suis fait pour être la femme qui est le personnage principal d’un roman, l’arbre que décrit Rigoni Stern… Je pense qu’on est fait pour être l’infini… La littérature comme porte d’entrée vers l’infini de nos identités. C’est à la fois sa vertu, sa magie et son pouvoir. Pour F. Martin, elle détient une force politique incroyable, pas du tout dans une immédiateté ou un lien direct et explicite avec l’actualité. Non, quelque chose de plus souterrain, diffus mais étonnament puissant. Quand vous donnez aux gens le goût d’être autre chose qu’eux-mêmes, ils deviennent des êtres très dangereux, sont moins manipulables et deviennent très tolérants. Quand tu apprends à être un salaud ou même Arsène Lupin, ou tous les personnages d’un roman, c’est difficile ensuite d’être dogmatique ou intransigeant.
Que lit F. Martin ? L’orgie de lecture de manuscrits transforme l’appétit. L’éditeur se sent comme un camé qui a besoin d’augmenter ses doses, pour que ça marche encore. La poésie est bonne pourvoyeuse, mais aussi certains romanciers (Antoine Volodine, Arno Schmidt) qui ont une démarche poétique, une manière de faire craquer un réel. Une page d’Arno Schmidt c’est un roman entier chez des écrivains que je ne citerai pas, c’est un condensé d’émotions et de sentiments. Enfant, pas de livres à la maison. Après Tahiti, ce fut Marseille, les quartiers Nord. Frédéric découvre les livres et la lecture par l’école. À douze ans, grâce à un prof, il lit Francis Ponge. Il en garde l’amour du mot précis. F. Martin est une sorte de miraculé, marchant hors les chemins décrits par Pierre Bourdieu.
Et l’entrée dans le monde de l’édition ? Le hasard, qui tient en une erreur et deux fascinations. L’erreur c’est une anecdote rigolote. F. Martin cherche du travail. Des copains du Centre national du Livre (il y a fait un stage) lui disent que Viviane Hamy cherche un éditeur. Il l’a déjà croisée, croit-il, et se dit que c’est un premier lien. Lors de l’entretien, il ne la reconnait pas vraiment mais tout se passe bien, il est choisi. Six mois plus tard, cocktail dans le monde de l’édition, il aperçoit alors sa Viviane Hamy. C’est Liana Lévy.
Il reste sept ans chez Viviane Hamy. C’est là qu’il rencontre une autre femme, morte mais incroyablement vivante, dont il dévore les textes. Goliarda Sapienza (1924-1996) est une écrivaine italienne dont l’œuvre a longtemps été méprisée dans son pays, aucun éditeur ne s’y intéressant. L’art de la joie (qui sera finalement traduit dans une vingtaine de langues) est publié en France chez Viviane Hamy en 2005. F. Martin est fou de cette femme. Avec elle, il comprend ce qu’est une femme ou plutôt, il sait quelle femme il aimerait être. Obsessionnel du texte sur lequel il passe un temps fou, il frôle le licenciement… J’imagine la belle lettre que cela aurait pu donner… Il en tire une leçon. Cette expérience d’un texte qui pendant vingt ans ne vaut rien et tout d’un coup devient capital, est très importante pour un éditeur, elle permet de comprendre que même les plus grandes œuvres, si on n’y fait pas attention, peuvent être fracassées, ça oblige à beaucoup d’humilité et beaucoup d’exigence.
L’autre fascination est pour l’homme qui lui a appris le métier d’éditeur, Jean-Jacques Pauvert. C’est lui qui lui a transmis le goût pour l’objet-livre et celui des textes inclassables. C’est au catalogue du Tripode que figure aujourd’hui Sade vivant, point final d’une expérience continue de l’œuvre de Sade menée par Jean-Jacques Pauvert dans sa vie d’éditeur. Une somme (1214 pages) à la hauteur d’un héritage, d’une reconnaissance d’un éditeur à un autre éditeur.
Sa plus grande folie d’éditeur ? Sans hésiter : Vie ? ou théâtre ? Paru en 2015, ce roman graphique avant la lettre est signé Charlotte Salomon, artiste inconnue, peintre, écrivain déportée et assassinée à Auschwitz en 1943, enceinte de 5 mois. Plusieurs nombres pour en dire la démesure : un beau format carré de 28,5 cm de côté, un peu plus de 800 pages soit un objet de 4,5 kg, un budget de plus de 200 000 euros (plus de trois fois le capital social de la maison), un prix de 95 € et… la certitude qu’il fallait le faire, confortée par l’avis du principal actionnaire (Il vaut mieux mourir avec Charlotte Salomon qu’avec le regret de ne pas l’avoir éditée). Je me trompe où rien n’est comme ailleurs au Tripode ? À moins que Le Tripode ne soit fondamentalement, essentiellement un ailleurs, sorte d’îlot miraculeux ?
Littératures, arts, ovnis. C’est l’accroche de la maison, un archipel fait de la même pierre volcanique. Si j’ai bien fait mon travail, chaque livre est un concentré des trois. De la littérature, l’ingrédient de base, de l’art, si la forme est juste et finalement un ovni car pourquoi publier quelque chose qui existe déjà ? Tout cela donne une succession de très beaux objets, chacun avec sa force propre, son éclat. Chaque signe graphique, couleur, dessin est choisi avec grande attention. Dans la forme, tout est sens.
Dans notre entretien, un même personnage, central, revient régulièrement, l’auteur. Tout livre commence par son désir d’être publié, puis vient celui de l’éditeur. La principale mission d’un éditeur, c’est d’aider un auteur à aller le plus loin dans ce qu’il a voulu faire. Par la force des choses, cela vous oblige à aller très loin dans ce que vous êtes capable de faire, parce que vous rentrez dans un univers, une sensibilité, une intimité. C’est une expérience émotionnelle dans laquelle vous êtes obligé d’être le plus poreux possible à une altérité. Ce n’est pas vampirique puisque c’est ce que vous demande l’auteur. C’est très fragile. Vous le faites en vous mettant à son service et non pour prendre un ascendant sur lui ou dénaturer ce qu’il a voulu faire. L’éditeur, c’est celui qui aide l’auteur à enlever ses échafaudages, tout ce qui lui a permis d’arriver à un point, une écriture, mais qui doit être retiré, pour ne garder qu’une sorte de crème, de concentré, de puissance émotionnelle. La force d’un texte se tient là.
L’éditeur doit aussi savoir s’arrêter, arrêter son auteur. Ne pas l’épuiser, encore moins le tuer. Le laisser venir, à son rythme. On ne peut pas s’intéresser à la liberté d’un auteur et lui demander de devenir la vache à lait qui produit régulièrement du texte. En découlent des modes de relation inconnus ailleurs… pas d’exclusivité contractuelle avec les auteurs, toujours libres de ne rien proposer ou d’aller voir un autre éditeur s’ils préfèrent. Pas de mariage sans possibilité de divorce, selon F. Martin, ou en tout cas, de séparation temporaire.
L’éditeur se sent moins explorateur qu’archéologue. À chaque fois que je lis un roman, qui est un ovni, je le termine avec le sentiment qu’il m’a réconcilié avec quelque chose qui était en moi mais que j’ignorais… Qui est Frédéric Martin ? Un être poreux, humble, un moine, une femme passionnée, un homme courageux (c’est moi qui le dis), un trouillard (c’est lui qui le dit), un shooté du verbe, un amoureux du beau qui n’est finalement… que de la cohérence (G. Sapienza).
Six livres édités par Le Tripode ont été chroniqués sur l’île : ici, là, mais aussi là, ou encore là, et puis là, et enfin (à ce jour) là !
Je ne l’ai toujours pas commencé !!