Une femme fuyant l’annonce, David Grossman, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, Seuil, 2011
Le roman s’ouvre dans l’obscurité d’un hôpital de Jérusalem. Nous sommes en 1967. Avram et Ora, 17 ans, fiévreux, mis en quarantaine, s’y rencontrent et s’y parlent la nuit. Une troisième ombre apparaît, Ilan. Dialogues hallucinés, corps qui se touchent. Un triangle se forme, une femme, deux hommes qui deviennent ses amants, deux hommes qui deviennent amis.
Après ce prologue fantomatique nous sommes transportés en 2000. Ilan et Ora se sont mariés, ont deux fils. Le père et le fils ainé sont partis voyager en Amérique du Sud, tandis qu’Ora qui guettait, impatiente, la fin des trois années de service militaire du second, Ofer, le voit presque immédiatement repartir, par choix, pour une opération dans les Territoires. Nouvelle attente, insupportable pour la mère. Elle redoute la mort d’Ofer. Une femme fuyant l’annonce raconte la randonnée qu’Ora entreprend avec Avram en Galilée, pour conjurer le sort.
Les deux amis ne se sont pas parlé depuis trois ans. Ils avancent au milieu des caroubiers, des pistachiers, des pimprenelles à épines. Couleurs, odeurs et sons composent de magnifiques paysages verdoyants, fleuris, tandis que s’égrènent monologues intérieurs, souvenirs et révélations. La force de ce roman riche, débordant, haletant tient à une narration en boucles. David Grossman ponctue son texte d’indices qui déploient pleinement leur sens quelques pages plus loin. Il y a du point de tige dans cette écriture, un point (pour celles et ceux qui n’auraient pas pratiqué la broderie) qui crée une ligne à coup d’avancées et de retours réguliers en arrière.
Au cours de la marche, un deuxième triangle se dessine. Ora, Avram et Ofer. La mère, le père et le fils. Avram a refusé ce fils conçu avec la femme de son ami Ilan. Il ne l’a pas vu grandir. A force de mots et de souvenirs, Ora le raconte. Elle restitue à Avram une part d’Ofer. Elle lui dit ses premiers pas, ses mots d’enfant, ses maladies, ses colères, son adolescence, elle lui dit son corps. Refusant au début d’entendre son simple prénom, Avram veut peu à peu savoir. Tout. Ora le sort de sa léthargie. Autrefois inspiré, lyrique, habité par l’écriture (il passait son temps à noircir les carnets qu’Ora lui offrait), Avram s’est tari, après les tortures subies en 1973 dans les geôles égyptiennes. Il n’écrit plus, ne désire plus. Venus avec la randonnée, les mots commencent à produire leurs effets, comme un breuvage qui soulage. Ora lâche un peu sa peur, devient gaie, tendre. Avram délaisse son mutisme initial, s’ouvre, questionne. Ils redeviennent amants.
Ora déploie par ses paroles toute la vie qu’elle a eue avec Ilan et ses deux fils, comme si elle réinstallait, en s’adressant à lui, Avram dans leur paysage, dans le trio qui les unissait avant qu’elle ne choisisse Ilan. Marche de la réparation, du comblement de l’absence et des silences. Le flux de mots vient colmater les béances du passé et les peurs du futur. Une installation volontaire dans le présent du verbe répandu, en avançant, sur la terre de Galilée. Miracle de la parole qui sert à fouiller, excaver, dire et insuffler la vie.
Une femme fuyant l’annonce est aussi un fil tendu entre trois dates, trois symboles qui relient étroitement personnages et histoire d’Israël. 1967, 1973 et 2000. Le trio Ilan-Ora-Avram se constitue pendant la guerre des Six jours, en 1967. Israël avait attaqué et écrasé en quelques jours ses voisins arabes jugés trop menaçants. En quarantaine à l’hôpital, les trois parlent dans le noir sans savoir, imaginent, délirent. Paranoïa d’Ora qui s’adresse à Avram : Ils ont envahi Tel-Aviv, je te dis, Nasser et Hussein sont en train de prendre un café à une terrasse, sur la rue Dizengoff.
Le trio se défait avec la guerre du Kippour en 1973. Même s’il sort militairement vainqueur de cette nouvelle épreuve, Israël a subi l’attaque surprise de l’Égypte. Avram est fait prisonnier dans le Sinaï, puis atrocement torturé. Libéré, il se dit mort, comme amputé de lui-même. Ora lui redonnera le goût du désir et Ofer naîtra du nouvel embrasement de leurs corps. S’il savait que c’est à cause de l’Egypte qu’il est venu au monde, se dit Ora dans un raccourci de la pensée.
Et puis 2000, début de la deuxième intifada. Ofer part en opération pour combattre les mauvais. Tensions dans la voiture conduite par Sami, le fidèle chauffeur arabe de la famille, qui emmène Ofer au point de rassemblement. Ora réalise qu’elle a commis une erreur monstrueuse, en demandant ce service à Sami. La Mercédès devient, en réduction, symbole de la cohabitation piégée, entre juifs et arabes.
Entre Avram et Ora, c’est le choc de deux impossibles. L’un confond la perte de deux idéaux, le sien et celui d’Israël. Si on n’a plus la volonté de vouloir ? se demande-t-il. Ora lui renvoie sa propre impasse. Y-a-t-il un autre endroit au monde où tout et n’importe quoi me taperait sur le système comme ici et qui voudrait de moi ? En même temps, je sais qu’il n’a aucune perspective d’avenir, ce pays, aucune.
Une femme fuyant l’annonce trace le portrait d’une femme éprise de deux hommes rencontrés simultanément entre lesquels elle oscille. Avec chacun, elle conçoit un fils. Femme intense, fébrile, volubile qui se répand en mots écrits, parlés sur la terre de Galilée pour redonner de la vie à l’homme qui l’accompagne, avant, peut-être, l’annonce d’une mort. C’est le magnifique portrait d’une femme, d’une mère, intensifié par l’histoire d’Israël. David Grossman tire mille fils (l’amour, la maternité, la paternité, la guerre, Israël, pays magnifique, douloureux et impossible) pour tresser un roman d’une belle et noble puissance.
Né en 1954 à Jérusalem, David Grossman est l’auteur de plusieurs essais, récits et œuvres de fiction (dont le roman Un cheval entre dans un bar, Seuil, 2015). Partisan du « camp de la paix », il a perdu un de ses fils en 2006 dans la deuxième guerre du Liban, alors qu’il achevait l’écriture d’Une femme fuyant l’annonce.