Mangé qui croyait manger

La Demande d’emploi, Michel Vinaver, L’Arche, 1973 (réédité en 2015)

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La pièce date de 1973. Son auteur, Michel Vinaver avait alors écrit et publié mais était surtout patron de la société Gillette. Il connait l’entreprise. Le texte reste d’une étonnante actualité. Il est même plus actuel encore que lors de sa parution, rattrapé par le réel. Très limités dans les années 1970, les licenciements individuels de cadres se sont multipliés. Un mode de management parmi d’autres. Le texte de Michel Vinaver dit le monde du travail chahuté par les choix des grandes entreprises, il dit ce qu’il exige, il dit la mise à l’écart des plus âgés, autour de 50 ans, il dit le tourment de ceux qui en sortent et qui peinent à y retourner.

Ils sont quatre : Wallace (le directeur de recrutement des cadres de CIVA), Fage le demandeur d’emploi, sa femme Louise et leur fille Nathalie. Ils ne quittent pas la scène, sont ensemble sans l’être. Des deux-à-deux s’enchaînent, se croisent, dans une succession de tableaux. J’ai vu hier la mise en scène qu’en a réalisée Gilles David au studio-théâtre de la Comédie française. Dans un décor minimaliste (au sol un carré blanc prolongé par un mur blanc sur le côté droit, un frigo blanc posé dans un coin), les quatre installent par leurs déplacements rythmant les changements de tableau une chorégraphie du combat, les corps sont brusques, les visages quasi-inexpressifs, au service d’un texte sec, éclaté. Peu à peu, les sujets abordés installent une épaisseur polyphonique.

Comment Michel Vinaver s’y prend-il pour composer sa partition (il parle lui-même de matière sonore) ?

La mélodie principale, courant sur toute la pièce, oppose deux voix, Wallace, mène l’entretien de recrutement et Fage, candidat au poste, est soumis à la question. Tout y passe : famille, loisirs, opinions politiques, santé, caractère, raisons de sa « démission » du poste précédent (elle lui a été imposée). Wallace soupçonne (Vous avez les doigts un peu jaunes quand Fage affirme qu’il a arrêté de fumer), n’a pas de retenue (je cherche à vous amener à vous trahir), a tous les droits (c’est intéressant chez vous cette passivité), mitraille (Ils vous ont demandé de vous déculotter puis de marcher à quatre pattes le derrière en l’air et vous vous êtes exécuté), s’infiltre dans tous les recoins, apparemment anodins (Vous restez longtemps sous la douche ?) ou non (Vous ne vous êtes jamais consolé de la mort de votre fils). Véritable essorage de Fage qui oscille entre la réponse factuelle, volontaire, enthousiaste, et le doute, le sentiment d’impasse (quelle que soit la réponse ça se retourne contre moi), l’aigreur de l’humiliation (ma lettre de démission était tapée par leurs soins et ils me l’ont fait signer debout dans le couloir), la colère. Sûr de sa position, le recruteur se permet tout, sans éthique quand le candidat est presque prêt à tout pour décrocher le sésame du retour à l’emploi. Le couple bourreau-victime fonctionne à merveille.

D’autres mélodies viennent s’entrecroiser.

On entend Louise, la femme de Fage, qui fait face, comme elle peut, à la situation, ménagère attentive aux apparences (les chaussures cirées, le pli du pantalon), assistante tenant le registre des réponses négatives qui s’égrènent comme un Je me souviens de Georges Pérec (les Biscuits Lu, les Bas Dim, Uclaf-Roussel, Mobilier de France, Colgate Palmolive, Eau d’Evian, les établissements Poclain, la Libraire Hachette, Prénatal), conseillère agacée (si seulement tu apprenais à te mettre toi-même en valeur), en colère (Si tu as été aussi lâche avec Bergognan qu’avec la petite… Ça ne m’étonne pas qu’ils aient pu se débarrasser de toi aussi facilement). Louise est la voix commune, celle de tous les discours tenus sur le chômeur, objet successivement de plainte, d’attention, de critique et de jugement.

On entend Nathalie, la fille de 16 ans, adolescente légère, elle se dit enceinte, amoureuse d’un Mulawa noir, moqueuse (il y avait monsieur papa-chômeur madame maman-chômeur et leur petit bout de fille qui s’appelait mademoiselle papa-chômeur), elle raconte ses histoires de lycée, sûre d’elle, insupportable (c’est lassant de vous voir tous les deux tous les jours), cynique avec le papa-chômeur (je vais lui acheter un révolver il a l’air si malheureux). C’est l’indifférence radicale de l’adolescence préoccupée d’elle seule et de ses révoltes.

Fage, ancien directeur des ventes, autodidacte, combattif, fier de ce qu’il accompli pendant 23 ans, est écartelé. Les trois autres personnages l’interpellent, le chahutent, le malmènent, chacun avec ses armes. Si Wallace annonce que l’entreprise CIVA attache beaucoup d’importance à l’homme, l’entretien transpire la dureté et le cynisme. Si Louise soutient son mari, elle lui en veut aussi beaucoup, elle en veut au père, au faible. Nathalie, elle, se fout complètement de ce qui arrive à son père.

La demande d’emploi tend bien sûr un miroir sur notre paysage économique et social, mais la pièce de Michel Vinaver me paraît aller bien au-delà de la question De-nos-jours-est-ce-que-ça-se-passe-vraiment-comme-ça? Il me semble qu’elle dit surtout l’intériorité d’un homme, Fage, dévoré par les autres. Le choix de ce nom (et son homophonie avec le grec Phage, qui consomme, qui mange) m’a mise sur cette piste. Il dit l’illusion d’un homme qui croyait manger le monde avec son travail, sa réussite sociale, mais qui est mangé par lui, les trois autres personnages le croquant allégrement.

La pièce est construite comme un cycle, une révolution (un parcours qui fait revenir à un même point). Des répliques du début resurgissent à la fin. Inlassablement Wallace reprend l’interrogatoire (Vous êtes né, Que faisaient vos parents, Vous pesez pour une taille deIl y a dans votre récit quelques petites contradictions sur lesquelles nous pourrions utilement revenir), Louise reste pratique (Quelle heure est-il ? je n’ai pas ciré tes souliers, tu es parti tout crotté), Nathalie menace, exige (Papa si tu me fais ça, Papa réponds-moi). Cette figure du cycle est celle des obsessions de chacun mais surtout de celles de Fage, happé par les discours des autres, tentant péniblement d’élaborer le sien, avec ce qui lui reste d’assurance masculine. Ce qu’il fait surtout, c’est répondre aux autres. Fage est un être en demande et pas seulement d’emploi.

Né en 1927, Michel Vinaver, un temps chef d’entreprise, se consacre ensuite pleinement à la création littéraire (roman puis théâtre). Nombre de ses pièces, ancrées dans un environnement économique ou politique fort ont été mises en scène (Antoine Vitez, Alain Françon, Jacques Lassale).  En 2016, Bettencourt boulevard a été monté au Théâtre de la Colline par Christian Schiaretti et La demande d’emploi au Studio théâtre de la Comédie française par Gilles David avec Clotilde de Bayser, Alain Lenglet, Anna Cervinka et Louis Arene.

2 réflexions sur « Mangé qui croyait manger »

  1. Merci, Marc, d’avoir ouvert le bal des commentaires avec ces deux références. La première m’est restée dans la tête toute la journée et la seconde est une drôle d’histoire de mangeur d’hommes !
  2. « Fage est un être en demande et pas seulement d’emploi ». Je suis d’accord, c’est ce qui fait l’actualité toujours renouvelée de la pièce de Michel Vinaver. Du coup, je partage deux autres souvenirs de ces années 1970, marquées par le retour du chômage qui deviendra bientôt « de masse ».
    Premier souvenir. Dans la pièce, sa fille Nathalie « se fout complètement de ce qui arrive à son père ». D’autres œuvres ont aussi décrit la perte d’emploi comme la promesse de la dégringolade du père et de sa puissance, de celui qui assurait le gîte et le couvert à sa progéniture. Je pense à la chanson d’Eddy Mitchell, Il ne rentre pas ce soir (album Après Minuit, 1978) où un cadre apprend qu’il est licencié suite au rachat de son entreprise par une multinationale (la mondialisation, déjà !). La chanson énumère les renoncements : le golf, le bridge, les vacances à Saint-Tropez et la grande école privée. Bref « Être chômeur à son âge,/ C’est pire qu’un mari trompé (…) Il pleure sur lui, se prend/ Pour un travailleur immigré » (sic).
    Second souvenir. Wallace, celui qui mène l’entretien de recrutement, dit : « Ils vous ont demandé de vous déculotter puis de marcher à quatre pattes le derrière en l’air et vous vous êtes exécutés ». Cette réplique m’a fait penser au Jouet, film de Francis Veber (1976) : le président Rambal-Cochet (Michel Bouquet) licencie un de ses salariés parce qu’il a une barbe, une autre parce qu’il a les mains moites. Surtout, il demande à Blennac, son collaborateur (Jacques François) de se déshabiller et de faire le tour des bureaux nu parce que son collaborateur a trouvé amusant un reportage sur les nudistes. Blennac commence à enlever ses vêtements et Rambal-Cochet l’arrête : « Qui de nous deux est le monstre ? Moi qui vous demande d’ôter votre pantalon ou vous qui acceptez de montrer votre derrière ? ». Blennac n’ose pas trancher : « Je ne sais pas, Monsieur le Président ».
    Et Rambal-Cochet de conclure : « Tout le problème est là je crois ».

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