Les premiers titres parus (Idée, La ville, deux romans sans parole du graveur belge Frans Masereel, L’empreinte du monde, son impressionnante monographie de 664 pages) m’ont vite donné envie de rencontrer Martin de Halleux pour lui proposer de figurer dans ma galerie îlienne. Pas de chance, dans l’entretien, l’éditeur m’annonce qu’il n’aime pas parler de ce qu’il fait, il préfère faire, laisser parler les livres, ses livres, il insiste. Moi aussi. Je questionne mais je récolte des Je fais mon métier, je travaille, Je ne suis pas un éditeur singulier, Ce que j’aime c’est faire des livres, Ce qui compte, c’est les livres ou encore Les livres viennent ou ne viennent pas. Rugosités, rideaux tirés, petites impasses dans lesquelles notre conversation semble s’évanouir. Et je pense au très beau film de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu. Héloise doit peindre le portrait de Marianne à son insu, sans séance de pose, l’observer puis tracer seule dans l’atelier. Le modèle qui se refuse. Ce ne fut pas à ce point. J’eus ma séance de pose, mais je sentais le modèle se dérober.
Tout commençait pourtant bien. Pour répondre à ma première et rituelle question (Si votre maison d’édition était une île…), Martin de Halleux évoque une île volcanique du Pacifique, qui émerge, croit. Elle a été lente à venir, mais maintenant elle sort de l’eau, elle a de l’énergie même si elle est encore à l’état primitif. La maison a à peine un an. La monographie de Masereel a été l’ouvrage déclencheur. L’éditeur s’intéressait à l’artiste graveur depuis plusieurs années, avait rassemblé une documentation sur ses œuvres, acheté quelques gravures, rencontré des collectionneurs puis décida d’éditer lui-même l’ouvrage. Je voulais tout maîtriser.
Né dans une famille d’éditeurs (Desclée de Brouwer fondée par des aïeuls belges), Martin de Halleux sait depuis l’enfance qu’il le sera aussi tout en précisant qu’il ne s’inscrit dans aucune tradition. S’il a créé voici plusieurs années Lexitis, maison de livres techniques, les Editions Martin de Halleux, l’éponymie en atteste, c’est sa maison. L’éditeur fait corps avec des livres qui sortent de lui. Je suis mon goût. Je ne vais pas m’analyser, j’aime certaines choses, si elles plaisent tant mieux, sinon c’est dommage, je fais un four avec un livre. Martin de Halleux pose les mots comme des pierres. S’il doute ou se trompe, cela le regarde. Le choix de celles et ceux qui vont travailler avec lui sur un livre est un processus très mûri. Va-t-on s’accorder ? Partage-t-on la même vision des choses ? Il faut du même avec Martin de Halleux, de la concordance. Ce n’est pas facile de travailler avec moi parce que je sais exactement ce que je veux. Fond et forme sont indissociables. L’éditeur peut penser à la couleur d’un fil de reliure dès le début. Et quand les cartons de livres imprimés arrivent, il y a une heure ou deux de drame, des imperfections se révèlent, un encrage trop timide, un papier trop transparent, un dos rond qu’on eût aimé droit. Puis, l’éditeur oublie, se réapproprie le livre, l’expose avec fierté dans son bureau. Et de toute façon, il est passé à un autre. Il comprend les réalisateurs qui ne veulent pas regarder leurs films.
Les gens voient une unité dans mon catalogue. Je ne la vois pas, je n’ai ni ligne éditoriale ni collection. Je passe d’un projet à l’autre en pensant que ça n’a rien à voir. L’éditeur doit sacrément être immergé dans sa création ou extrêmement sensible aux nuances, et sûrement les deux, pour ne pas voir ce qui unit son catalogue. Et quand il cite des éditeurs qu’il admire (Monsieur Toussaint Louverture, Zulma, Allia, Finitudes, José Corti), je souris. Ils ont tous une ligne éditoriale et une identité visuelle très fortes. Si Martin de Halleux avance bien l’image et la narration comme éléments fédérateurs, il refuse tout catalogage. Une façon de garder sa liberté de création et rester ouvert à ce qui peut venir (j’éditerai peut-être un livre de cuisine). Hors deux nouveaux romans sans parole de Frans Masereel au programme en 2020, il ne sait pas ce qu’il publiera. Parfois je n’y arrive pas, le projet avorte, pour des questions de forme, le papier, le format, les images, cela ne me plait pas. Ou quand je ne vois pas comment l’amener au public. Un éditeur doit vendre. Martin de Halleux le répète. Il fait des calculs de prix très serrés, cette cuisine-là fait partie du métier.
Il aime les artistes radicaux, sans compromis (hors Masereel, la star de la maison, il a publié deux autres graveurs, Vallotton et Posada), ce sont les plus intéressants, ils ont quelque chose à dire, mais l’éditeur ne détaille pas, s’étonne même que je veuille creuser. Les choses se reconnaissent, s’imposent et c’est tout. Il va vers les artistes qui racontent de manière littéraire, et les images qu’il aime sont très liées à la littérature. Passant par les détails, l’anecdotique, la narration permet de s’installer dans l’image. C’est ce qui a toujours été fait, il cite Jérôme Bosch, Le Titien, et puis l’art abstrait a banni l’anecdotique. Aujourd’hui, on n’a plus de culture du regard. Or quoi de mieux que la narration pour s’installer dans une image, la regarder vraiment ? On en fait aisément l’expérience avec les dix bois gravés de Félix Vallotton contenus dans Intimité(s)… et le regard de Jean-Philippe Toussaint. Dix scènes d’intérieur, un homme, une femme, quelques objets, beaucoup de noir, un titre et les yeux pour fixer le tout. Le titre met l’image sous tension. C’est drôle, cruel, énigmatique, on spécule sur ce qui se joue. Variations sur la tromperie dans le couple. On est dans le salon, la chambre. On regarde. C’est Fenêtre sur cour.
La série parut en 1898 aux éditions de La Revue blanche, périodique de l’avant-garde artistique et littéraire. Après tirage de 30 exemplaires, et pour accroître leur valeur, Vallotton détruisit les matrices, ne gardant de chacune qu’un rectangle. Des dix rectangles, il fit une nouvelle composition, preuve et oeuvre de destruction. La totalité des ventes ne se fit pas. Katia Poletti, conservatrice de la Fondation Félix Vallotton à Lausanne, commente A en juger par le succès obtenu depuis par cette série, elle semble cristalliser les propos amers et désabusés que l’artiste tiendra dans son journal en 1919 : « Je crains d’être une gloire posthume. » Idée était passée inaperçue lors de sa publication en 1920. Les éditions Martin de Halleux exhument du chef d’oeuvre, lui donnent un lustre nouveau. Les titres sont creusets, croisements de voix. Jean-Philippe Toussaint ouvre Intimités et Katia Poletti éclaire l’oeuvre. Dans Posada, Confession d’un squelette, l’historien de l’art Samuel Dégardin invente le récit autobiographique du graveur mexicain mort dans l’indifférence en 1913. Et Lola Lafon préface Idée.
Huit titres au catalogue pour l’instant. Un best-seller tiré à 6000 exemplaires, Monk ! bande dessinée de 352 pages, signée Youssef Daoudi, primée, saluée par les experts de jazz et du pianiste et Idée pas loin derrière, avec un tirage global de 5000 exemplaires, sélectionné à Angoulême, ovationné par la presse, comme on dit. L’éditeur précise qu’il fait lui-même ses services de presse, ajoutant (Ah ?) qu’il veut tout maîtriser. L’entretien se termine. Et puis, je ne veux pas gloser sur le métier d’éditeur. Ah ? Restent les livres, beaux, fiers. Je fais des livres d’éditeur. Tout est dit. Je sors. Le froid de la rue, le métro, je m’installe dans une rame. On roule. Je lève la tête. Villejuif-Kremlin Bicêtre. Qu’est-ce que je fais là ? Le mauvais sens presque jusqu’au bout de la ligne.
Né en 1966 à Bruxelles, Martin de Halleux a écrit des récits pour la jeunesse (L’inconnu du Pacifique paru en 2001), longtemps travaillé dans la presse, créant plusieurs magazines spécialisés, puis une agence de communication et une première maison d’édition publiant des ouvrages de management destinés aux entreprises et aux organisations. Les éditions Martin de Halleux émergent en octobre 2018.