Les Émigrants, W. G. Sebald, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 1999
Dans Le Terrier, Kafka fait parler un animal vivant dans les boyaux qu’il a creusés, spéculant sur l’intrusion d’ennemis extérieurs ou intérieurs, travaillant l’architecture de son ouvrage souterrain, et y goûtant une paix. Figuration de l’être humain dans sa nudité extrême, de l’écrivain et son œuvre, les lectures se superposent sans s’exclure. Les Émigrants sont un terrier avec galeries, ramifications, endroits fouillés, histoires enchâssées. Quatre récits titrés d’un nom d’homme, Dr Henry Selwyn, Paul Bereyter, Ambros Adelwarth, Max Ferber. Chacun, d’origine allemande ou lituanienne, a émigré au Royaume-Uni, en France ou aux États-Unis au début du XXe siècle. Exils pour plusieurs d’entre eux liés au fait d’être Juifs. Le mot récit dans ce qu’il suppose de très conduit, n’est peut-être pas le bon. Plutôt l’impression d’avoir parcouru des galeries ombreuses, échappant au narrateur lui-même, magnifiques de douceur et de gravité.
Le narrateur Sebald mène l’enquête sur des êtres avec lesquels il a eu des liens, se rend sur les lieux, interroge les vivants, certains lui confient des photographies, des lettres, des journaux des morts, il nous en donne lecture par son écriture. Il agite une eau dormante, fait remonter des bouts de temps, heureux ou tragiques, avec la plus grande douceur. C’est la mission qu’il semble avoir confiée à son écriture, restituer les retours. Comme pour le plasticien Anselm Kiefer (né en 1945, un an après Sebald), la mémoire de la Shoah est à la fois matière et sens de création. Kiefer crée des œuvres monumentales, installations, toiles parfois enduites de sang, immenses livres de plomb. Sebald travaille le souvenir comme une dentelle, l’orne de coupures de presse, de photographies, découpe le réel, colmate avec de l’invention. Les deux artistes, non juifs, ont émigré, abandonnant l’impossible patrie.
Du Dr Selwyn qui a quitté enfant la Lituanie, Sebald écrit Pendant des décennies les images de cet exode s’étaient effacées de sa mémoire, mais ces derniers temps, elles se manifestaient de nouveau, elles revenaient. Et à la fin de ce texte, Pourtant, comme je le constate de plus en plus, certaines choses ont une manière de resurgir à l’improviste, inopinément, souvent après une très longue absence. À l’image de l’ami du Dr Selwyn, disparu en montagne en 1914. Sebald apprend par un journal de 1986 que le corps a été découvert. Voilà donc comment ils reviennent, les morts. Parfois après plus de sept décennies, ils sortent de la glace et gisent au bord de la moraine, un petit tas d’os polis, une paire de chaussures cloutées.
Dans les textes de Sebald, les détails n’en sont pas, ils se dégustent, dévoilent une ampleur. Je repense à une scène de ce film coréen, La femme qui s’est enfuie (Hong Sang-Soo, 2020). Une jeune femme mange lentement une pomme découpée par son amie. Comme parlant d’un plat longuement mijoté, elle dit, pleine de gratitude, délicieux. Une pomme, de la graine au fruit, prend du temps à se faire délicieuse. Dans les textes de Sebald, quelque chose semble souvent suspendu, la situation elle-même ou l’impression qui s’en dégage. Devant cette diapositive aussi, nous restâmes longtemps silencieux, si longtemps même que pour finir le verre se fendit dans son cadre et qu’une fêlure noire courut sur l’écran.
Et les images. De petites photographies en noir et blanc ponctuent les textes (des personnes, un paysage, un jardin, un écrit, un objet… la teas-maid !). Humbles, elles collent à la partie du texte qui les évoque, qu’elles illustrent, refusant toute légende, le texte courant pour écrin. Parfois, les images en appellent d’autres (L’un de ces clichés rappelait jusque dans les détails une photo de Nabokov prise dans les montagnes dominant Gstaad, que j’avais découpée quelques jours auparavant dans une revue suisse). Sebald glane, archive, mémorise, comme on herborise. Après sa mort, chez lui, on a recensé 68 boîtes contenant des documents originaux.
Et la nature. Les paysages sont doux aussi ou vifs. Pénétrant dans les buissons qui bordaient la partie sud de la pelouse, un sentier conduisait à un passage enfoui sous les noisetiers. Les ramures qui se rejoignaient en berceau au-dessus de nos têtes abritaient les ébats turbulents d’écureuils gris. Le sol était jonché de coques de noix ouvertes et des colchiques par centaines recueillant la lumière parcimonieuse filtrant à travers le feuillage déjà sec et bruissant de l’automne. Des bouts de nature pénètrent les intérieurs. On est convié à des leçons de choses, à des cours d’histoire naturelle.
Après avoir lu les mémoires de Luisa, la mère de Max Ferber, déportée, le narrateur se rend dans l’ancien cimetière juif de Kissingen, où un monument funéraire a été érigé pour elle. La nature, de hautes herbes, des fleurs des champs et les ombres mouvantes de quelques arbres, se mêle à l’Histoire. Les noms encore lisibles – Hamburger, Kissinger, Wertheimer, Friedländer, Arnsberg, Frank, Auerbach, Grunwald, Leuthold, Seelifmann, Hertz, Goldstaub, Baumblatt et Blumenthal – m’inclinèrent à penser que les Allemands n’avaient peut-être rien tant envié aux Juifs que leurs beaux noms, si liés au pays et à la langue dans laquelle ils vivaient.
Du labyrinthe de Sebald, émergent des portraits d’hommes, délicats, drame et humour soigneusement tissés. Paul Bereyter a été son instituteur dans les années 1950. En 1984, par un journal allemand, le narrateur Sebald apprend son suicide. Or au détour d’une phrase l’article, disait aussi, sans fournir de plus amples détails, que le troisième Reich avait empêché Paul Bereyter d’exercer sa profession. Le narrateur se souvient. Paul Bereyter enseignait tout, partout, même ce qui n’était pas au programme, dont le français appris pendant son exil. Un matin de mai nous nous nous sommes retrouvés assis dans la cour de l’école, où dans la fraîche clarté le sens de un beau jour nous a paru tout de suite évident. Mais, athée notoire, l’instituteur laisse l’enseignement de la religion à un autre. À sa façon. Il s’amusait à remplir à ras-bord le bénitier juste avant l’heure de religion, avec l’arrosoir qui servait d’ordinaire pour les pots de géraniums, empêchant le catéchiste qui n’osait vider le bénitier, d’user de son eau bénite. Aussi ce dernier hésitait-il quant à l’explication de ce Sacré-Cœur apparemment inépuisable entre la présomption de méchanceté systématique et le frêle espoir ça et là renaissant qu’il pût s’agir d’un signe venu d’en haut, ou qui sait, même, d’un miracle.
Ou le magnifique peintre Max Ferber préférant la poussière à la lumière, aimant que les choses aient le droit de rester où elles sont, sans qu’on les dérange, auquel le narrateur Sebald rend régulièrement visite à Manchester et qu’il entreprend de peindre en l’écoutant.
Grâce de Sebald de travailler ensemble ce qu’il fait remonter de lui-même et ce que les autres lui confient. Il est réceptacle. Empathie et distance fraient dans son écriture faite de discrètes coutures. On voit à peine comment on passe d’une source à l’autre, le narrateur distribue la parole par glissements toujours légers. J’ai entendu dire qu’il était le monde de l’autre.
Né Winfried Georg, Sebald (1944-2001) a rejeté ses prénoms qu’il assimilait au nazisme. En 1966, il s’exile au Royaume-Uni et enseigne à l’université (Manchester puis Norwich). Auteur d’essais (De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Amère patrie), de poésie et de textes d’essence biographique (Austerlitz, Les Anneaux de Saturne).