X comme X

L’étranger

Lettre signe, lettre mot, lettre nom, lettre nombre, lettre de l’indésignable, de l’inconnu, du sacré, du porno, lettre à part, le X est marqué au fer rouge, c’est un paria, c’est l’étranger, le xénos, l’exclus, il est ce qu’on ne sait pas, ce qu’on ne peut connaître et dont on fait parfois sa quête. Rayon, il nous traverse, et nous découvrons notre intérieur d’os et de chairs dont la lecture des grisés est affaire d’expert. Le X partage avec le O la pureté d’une forme minimale, celle dont usent pour signer ceux qui ne savent pas écrire. Suivons la croix sous sa bannière, soit X comme X.

Lettre silhouette, le X nomme celle de certaines femmes. Parmi les six catégories recensées (A, 8, X, V, H, O), celle en X dite aussi en sablier est jugée la plus harmonieuse, la plus équilibrée. La ligne d’épaules égale en largeur celle des hanches, et au milieu la taille de guêpe. Forme de perfection, sacré d’un certain genre.

Mais le X est souvent plus tortueux, torturé. Quand on ne sait pas, quand on veut cacher, on dit X. En une lettre, on a dit l’inconnu, dont la langue, obstinée, s’accommode mal. C’est son rôle, sa responsabilité de nommer même l’innommable, et là, elle peut se réjouir, elle existe là où quelque chose s’est retiré, masqué. On accouche, on naît sous X, on porte plainte contre X. La langue résout l’équation. De tous ceux que j’avais connus, X… était à coup sûr le plus impénétrable. Cela venait de ce que l’on ne connaissait rien de son désir : connaître quelqu’un, n’est-ce pas seulement ceci : connaître son désir ? s’interroge Barthes dans Fragments d’un discours amoureux. Mais le X n’a pas de désir, il est trou noir, il est l’hermétique, celui dont on peut juste dire qu’on ne sait rien. Un dieu en somme.

Le X, c’est le grand écart. Supérieur et inférieur s’y tiennent. La croix, objet et signe christique en surplomb. Les films classés X en soubassement. Man Ray, dans son hommage à D.A.F. de Sade (1929) les superpose. Le cul cadré par la croix. La raideur de la croix découpée donne à voir les rondeurs du cul, et esquisse une croix de chair. Je me souviens d’une chapelle visitée cet été. Des chaises portaient des croix rouges interdisant de s’y asseoir. Le marquage pour oublieux du mètre sacré étalon du temps pénétrait les églises à nouveau ouvertes. 

Greetings (1968) est le premier film américain classé X aux États-Unis. Brian De Palma croise les histoires de trois amis qui font tout pour éviter le Vietnam. Les trois hommes ont leurs manies : Jon expérimente le peep-art, Lloyd est obsédé par l’assassinat de Kennedy et Paul collectionne les filles. Le voyeurisme est politique ou intime. C’est moins son caractère pornographique qui a conduit au classement de Greetings que le fait d’avoir été jugé non regardable par les enfants et les adolescents. Le X, cet inaccessible. Film d’auteur, Greetings quitte ensuite la catégorie pour une autre (R comme restricted), nécessitant pour les moins de 17 ans l’accompagnement d’un adulte. X et porno pourront alors se superposer.

Mais si X dit l’étranger, Épépé est un roman que je classe X. Budaï découvre, vit, est enfermé dans l’étranger (langue, modes de vie, lieux, êtres). Plus rien ne le rattache à ce qu’il a été. Dans un grand bouillonnement de situations, de péripéties et de poursuites, il est condamné à l’autre, que ses talents de linguiste polyglotte s’épuisent à décrypter.

Le X a un versant ensoleillé. Dans Xénophiles, Michéa Jacobi, inlassable abécédeur, en a collectionné 26 de cette espèce. 26 courts portraits de ceux qui choisirent de fréquenter un univers qui aurait dû leur rester inconnu, inaccessible ou repoussant. Parmi eux, le père Tanguy (1825-1894), modeste marchand de couleurs, communard, emprisonné, sauvé du bagne par un riche collectionneur, peint par Van Gogh auquel il s’attache sous prétexte que ses tableaux donnent « des coups dans la poitrine et l’envie de pleurer. » L’altérité ne laisse pas de bois, c’est même ce qui la définit.

Par ordre d’apparition : Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes, Seuil, 1977 Épépé, Ferenc Karinthy, Zulma, 2013 Xénophiles, Michéa Jacobi, La Bibliothèque, 2015

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