La beauté du monde, la littérature et les arts, Jean Starobinski, présenté par Martin Rueff, Quarto Gallimard, 2016
Les Éditions Gallimard ont eu la bonne idée d’éditer les écrits de Jean Starobinski consacrés aux écrivains, peintres et musiciens que le critique et passionné des arts publia entre 1946 et 2010. J. Starobinski est un personnage singulier. Né en 1920, auteur de deux thèses, en littérature (sur Rousseau) et en médecine (sur le traitement de la mélancolie), il fut médecin psychiatre, historien des idées, essayiste, fin mélomane, grand amateur de peinture et porta un regard neuf sur la critique littéraire.
La beauté du monde est un ouvrage copieux (plus de 1300 pages). Je me focalise ici sur quelques réflexions liées au métier de critique que Starobinski exerça avec puissance et profondeur.
Aujourd’hui les voix critiques sont multiples. Aux côtés de la critique universitaire ou journalistique, blogueurs et lecteurs parlent publiquement des livres. Souvent circonscrites à un coup de cœur ou (plus rarement) un coup de gueule, ces nouvelles voix sont avant tout l’expression spontanée et décomplexée d’un goût personnel qui se dit en tant que tel. Existe donc désormais un large spectre de critiques. Du furtif j’ai adoré ! au texte érudit, fouillé, écrit par un auteur doté d’une éthique, une sensibilité, une pensée de la littérature extrêmement aiguisées. Starobinski se situe à ce point extrême.
Libre, autonome et infinie, telle est selon lui, la critique.
Lorsqu’un lecteur choisit de devenir critique d’une œuvre, c’est qu’il est entré en résonance avec elle. Il en a pressenti la richesse, la densité, la beauté. Le critique a pour vocation de faire entendre l’appel de la beauté dans la réponse des œuvres, précise Martin Rueff dans la préface. Quelque chose le relie à elles et il décide d’en faire état. Il doit alors trouver la façon de s’y prendre. Relier étroitement l’œuvre à son auteur, sa période de création, aborder plutôt sa forme ou l’écho qu’elle produit avec d’autres œuvres ? Les possibilités sont nombreuses mais pas toutes équivalentes. L’enjeu sera de choisir le meilleur angle, pour dire le plus, le mieux, tout en respectant l’œuvre.
Se dessine ainsi une relation critique, va-et-vient entre grande proximité avec l’œuvre pénétrée et distance que s’autorise le critique, en prenant ses propres risques. Docile à son objet, mais indépendante par sa visée, la critique doit parvenir à s’émanciper suffisamment pour développer une réflexion autonome en prolongeant l’œuvre.
Création seconde de l’œuvre, la critique peut en partager l’infini. Plus nous cherchons à atteindre les œuvres dans la configuration qu’elles ont en soi, plus nous développons les liens qui les font exister pour nous. Il y a là en creux une définition du chef-d’œuvre, source inépuisable qui continue de parler aux lecteurs à travers les siècles. Je vois une analogie avec deux autres processus créatifs issus de l’œuvre, l’adaptation théâtrale et la traduction littéraire. L’un et l’autre, selon des modalités différentes, s’appuient sur la richesse initiale pour devenir nouvelle richesse, œuvre en tant que telle.
Le parallèle avec la traduction littéraire peut surprendre. Il existe pourtant dans ce travail comme dans la critique, une même tension entre respect d’un original et réécriture, invention. C’est ce que Claire Davison-Pégon expose dans un article* très éclairant consacré aux trois traductions en français des Vagues de Virginia Woolf. Car la traduction littéraire ne s’adresse pas uniquement à celui qui ne maîtrise pas assez la langue d’origine mais à tous ceux qui sont à l’écoute des rythmes et méandres des récits. De même que les versions françaises des romans de Woolf ne s’adressent pas uniquement aux seuls francophones mais aux amoureux des vies réincarnées des œuvres.
Enfin, et notre trépidante rentrée littéraire en est l’acmé, Starobinski aborde le phénomène de la nouveauté. Journalistes, éditeurs, lecteurs courent après. Très vite décrétée, elle a aussi vocation à être très vite oubliée. Mais, glisse le sage Starobinski, quelques lecteurs, beaucoup peut-être, se demandent en jugeant un « vient de paraître » s’il sera relu lorsqu’il ne sera plus nouveau. Le bon critique est celui qui parie juste, qui prédit une mémoire future et qui, par lui-même, contribue d’abord, à ses risques et périls, au succès présent. Il devine du renouvelable dans l’œuvre qui ne sera plus nouvelle.
La lecture de Starobinski est un passage obligé des études littéraires. Je n’en ai pas faites et le découvre aujourd’hui dans un grand éblouissement !
*Claire Davison-Pégon, Études britanniques contemporaines, 44-2013
Né en 1920 à Genève, Jean Starobinski est l’auteur de plusieurs essais sur la littérature. Parmi eux, La transparence et l’obstacle (1976), L’œil vivant (1981) et La relation critique (2001), pour les dernières éditions (Gallimard). Il publia aussi de très nombreux articles notamment dans Suisse contemporaine, Lettres, Critique et la Nouvelle revue de psychanalyse.
Né en 1968 au Canada, Martin Rueff est traducteur, poète et philosophe.
Il me semble quand même que la critique n’est fructueuse (c’est le sens que je lui vois, que je lui donne) que si elle creuse la création en en admettant la teneur. Encore faut-il que celle-ci existe car comme l’écrit ce cher Balzac dans les Illusions perdues, « La critique est une brosse qui ne peut s’employer sur les étoffes légères. Elle emporterait tout. »
-Dans « L’Amour en fuite » (1976), Antoine Doinel accompagne son fils Alphonse à la gare et lui rappelle qu’il doit travailler son violon car « Si tu travailles bien, et si tu es doué, tu deviendras un grand musicien ». « Et si je travaille mal? » demande Alphonse. Antoine répond: « Si tu travailles mal et si tu fais plein de fausses notes, hé bien, tu seras critique musical »
-Dans « Le dernier métro » (1980), Bernard Granger corrige physiquement le critique Daxiat, antisémite et collaborateur
En deux scènes, la supériorité du grand « Artiste » est ainsi établie sur le critique, réduit à être soit un artiste raté, soit un commentateur qui instrumentalise l’œuvre pour servir ses idées politiques. Auto-ironie truffaldienne sur ses peurs et ses interrogations quant à son parcours?
Depuis, d’autres films n’ont pas été pas été plus tendres: dans « Doberman » (1997) de Jan Kounen, Manu se sert des « Cahiers du cinéma » pour se torcher.