Nouvelle terre du continent Woolf

Ma vie avec Virginia, Leonard Woolf, trad de l’anglais par Micha Venaille, Les Belles Lettres, 2016

C’est une extraction d’un domaine beaucoup plus large, l’autobiographie en cinq volumes de celui qui vécut au plus près de la création et des souffrances de Virginia Woolf, son mari Leonard.  Ma vie avec Virginia en est une sélection serrée (150 pages), présentée par son traducteur Micha Venaille et postfacée par le neveu de Leonard, Cecil, aujourd’hui éditeur.

Virginia Woolf fait partie des auteurs vers lesquels je reviens régulièrement. Je relis certains de ses romans, j’explore ses autres écrits, essais sur la littérature, critiques, son journal. C’est vaste, profond, ressourçant. En exergue de Ma vie avec Virginia, Cecil Woolf prévient. On ne pourrait pas aujourd’hui parler de Virginia Woolf si Leonard n’avait pas existé. Car elle n’aurait pas vécu assez longtemps pour écrire ses chefs-d’œuvre.

J’ai lu Ma vie avec Virginia comme une pièce agrandissant encore le continent littéraire Woolf. J’y ai avant tout perçu l’amour profond, délicat d’un homme pour une femme qu’il observe avec finesse tout en se tenant au plus près d’elle et de sa création.  Et elle le sait. Tu as vraiment été tout pour moi, dans tous les domaines, lui écrit-elle dans sa dernière lettre de mars 1941, avant d’aller se noyer dans l’Ouse.

L’étonnante attraction qu’exerça sur lui Virginia et l’extrême attention qu’il eut pour elle se concilièrent avec une vie intellectuelle et politique intense.  Il fut secrétaire pour les affaires internationales du Parti travailliste, œuvra à la création de la Société des nations, prit position en faveur de l’émancipation des peuples du giron colonial et des grands combats menés par la classe ouvrière britannique. Avec Virginia, ils animèrent le Bloomsburry group (avec l’économiste J.M. Keynes, le romancier E.M. Forster ou encore le peintre R. Fry). Ils créèrent en 1917 une maison d’édition, la Hogarth Press. Le couple Woolf apparait comme l’alliance intime et profonde de deux intensités intellectuelles, littéraires et sensibles.

Virginia photographiée par Leonard

Dans cette sélection opérée par Les belles lettres, le cône lumineux de Leonard est résolument orienté vers le génie de Virginia. Il y avait quelque chose en elle, une aura mystérieuse, qui la faisait paraître étrange aux gens « ordinaires ». Il dit aussi qu’elle avait quelque chose d’idiot, au sens que donnent les Russes à ce mot, les meilleures personnes du monde selon Tolstoï. Elle faisait partie de ceux qui, dotés d’une carapace très fragile, se montraient toujours très directs, sans voile, merveilleusement simples. Et cela en faisait un être… bizarre.

Leonard décrit la maladie mentale (un état maniaco-dépressif mal identifié par les médecins de l’époque) et l’écriture de Virginia comme deux dimensions indissociables. Sa folie (les voix qu’elle entendait dans ses moments d’exaltation hallucinée) nourrissait sa créativité d’écrivain. Dans Les vagues, l’un des textes préférés de Leonard, alternent six voix. Pas vraiment des personnages, plutôt un dialogue intérieur, une chorale intime.

La fin de l’écriture d’un texte pouvait la mettre dans un état de grande excitation, la correction des épreuves dans une grave dépression. Écrire était la seule chose au monde qui comptait pour elle, ses livres faisaient partie intégrante d’elle-même. Et la vie de ses livres était ponctuée en elle, de pics d’excitation et de profonds abimes dépressifs. Jusqu’à la critique à laquelle elle était terriblement sensible. Dans son journal du 16 août 1940 (son dix-septième et dernier livre vient de paraître), elle écrit « Il n’y a que mes livres qui me font souffrir », a dit Charlotte Brontë. Aujourd’hui, je suis de son avis.

Fin, subtil, éclairant, le texte de Leonard est aussi témoignage d’une époque dont certains traits demeurent aujourd’hui… En 1924, un grand éditeur estimait que la jeune et modeste Hogarth Press prenait bien des risques à publier les œuvres complètes de cet obscur viennois nommé Sigmund Freud. Léonard répond Vous pouvez être capable de vendre des millions de copies du livre de Mr.X. Les femmes et le Vin (…) en faisant monter la pression avec de la publicité (…) mais vous n’arriverez peut-être pas à vendre dix exemplaires d’un livre de Freud, de La Terre vaine de T.S. Eliot ou des Vagues de Virginia Woolf.

Texte inédit en français, Ma vie avec Virginia est une belle façon de rendre hommage à ce métier d’éditeur, à la fois éclaireur d’esprits et aiguiseur d’appétits de lecture. Je crois que je vais relire Les vagues.

Engagé très tôt dans les combats du Parti travailliste britannique, Leonard Woolf (1880-1969) fut à la fois journaliste, romancier (Le village dans la jungle, 1913, inspiré de son expérience dans l’administration coloniale à Ceylan), éditeur (créateur avec Virginia de la Hogarth Press en 1917), auteur d’essais et d’une riche autobiographie (parue au Royaume-Uni entre 1960 et 1969).

4 réflexions sur « Nouvelle terre du continent Woolf »

  1. Bonjour j’ai traduit ces extraits de son autobiographie et quand je tombe sur ce si beau billet bien écrit, je suis heureuse que vous aimiez Leonard Woolf. Avant même d’avoir un éditeur j’avais traduit cinquante pages juste par plaisir. A Londres,Tavistock Square, il y a un arbre planté par des personnes du Sri Lanka pour le remercier d’avoir soutenu la libération de leur île il a pris des risques en recevant à Londres des révolutionnaires de Ceylan, il n’était pas seulement un mari et un éditeur.
    Et quand vous parlez d’une « chorale intime  » pour Les Vagues je vois que vous savez lire.
  2. Chère Isabelle,
    Je cherchais une nouvelle idée de livre à m’offrir et voilà que je lis votre article très tentant sur ce livre qui va devenir un joli cadeau de Noël pour ma chère Belle-Maman qui aime tant Virginia Woolf.
    Un grand merci donc pour cette découverte.
    PS : J’y joints Le jardin de Virginia Woolf de Caroline Zoob – 2016

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